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chanson que le peuple répète encore avec amour. « Il est tombé, disait le poète tcherkesse, il est tombé près de la forteresse de Tchet-Kala (Stavropol), entouré de ses ennemis, notre Mohammed-Ach, le chevalier de Dieu ! Par son glorieux trépas, il a donné un nouveau lustre à notre brillante noblesse[1] ! »

Les trois grandes divisions de la nation tcherkesse, Adighés, Abadzas et Kabardiens, parlent chacune un idiome qui trahit de l’une à l’autre des différences notables. Ces variations n’ont point été assez étudiées pour qu’on puisse décider si elles sont simplement apparentes et accidentelles ou radicales : ethnographiquement parlant, la question d’origine commune est encore incertaine ; mais ces trois divisions s’identifient ou se rapprochent sous l’empire des mêmes institutions et de mœurs analogues. C’est cette uniformité qui caractérise ce groupe et lui imprime une physionomie à part dans l’ensemble de la famille caucasienne.


III. — LOIS ET MOEURS DES TCHERKESSES DANS LEURS APPORTS AVEC LES DESTINEES DE CE PEUPLE.

Ce qui frappe dans les institutions et les coutumes des montagnards caucasiens en général, c’est la persistance avec laquelle ils les ont maintenues, et qui a triomphé de l’action du temps. Les descriptions écrites à des intervalles très éloignés, celles de Strabon, d’Interiano, et la relation de M. Stanislas Bell, qui est la plus récente (1838-1839), semblent avoir été calquées sur un même modèle. La vie de brigandage et de piraterie, la vente des esclaves ainsi que des prisonniers enlevés dans des razzias sans trêve ni fin, le culte de l’hospitalité, le régime aristocratique et féodal que prête Strabon aux Akhéens, aux Zykhes et aux Héniokhes, reparaissent sans le moindre changement chez les Tcherkesses. Strabon raconte qu’ils étaient gouvernés par des skeptoukhes (porte-sceptre), qui avaient eux-mêmes au-dessus d’eux des rois ou tyrans. Ils en comptaient quatre à leur tête lorsque Mithridate s’enfuit des bords du Phase vers le Bosphore cimmérien. Redoutant de s’engager sur le territoire des Héniokhes à cause de leur férocité et de l’aspérité des lieux, il passa par mer chez les Akhéens, qui lui accordèrent asile. On voit que le géographe d’Amasie a connu les deux degrés supérieurs de la société tcherkesse, les rois, qui correspondent aux pché actuels, et les skeptoukhes, qui sont les nobles du plus haut rang, work. En descendant sur cette échelle hiérarchique, on trouve les affranchis, les serfs attachés à la glèbe, enfin les esclaves.

Un privilège en vigueur dans notre ancienne France, et qui, malgré

  1. M. de Gilles, Lettres sur le Caucase, p. 140-142.