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l’anarchie un gouvernement régulier et fondé sur sa volonté absolue. L’humeur farouche et indomptable des Tchetchenses, comprimée par Schamyl à son profit, se tourna, dirigée par sa parole entraînante, en un énergique élan ; elle devint entre ses mains une arme dont les Russes apprirent bientôt à connaître les effets terribles. L’intervention des Tchetchenses en faveur de l’imâm fut sensible dès le début de la guerre. Pendant dix ans (de 1840 à 1850), ils furent décimés, mais jamais abattus dans leur inflexible courage. Entraînés en 1859 dans le désastre de Schamyl, ils ont été forcés comme lui de subir la loi du vainqueur. Néanmoins le vieux levain fermentait encore, et la force interne qui le travaille n’a pas tardé à faire explosion. Dans le courant de l’été de 1860, une insurrection a éclaté dans les gorges boisées de l’Itchkery, en se développant sur toute la contrée riveraine du Scharo-Argoun et de l’Ourous-Martan et le plateau de Koumouk. Deux chefs, Ouma-Douiev et le kadhi Atabaï, se sont mis à la tête de bandes armées et ont fait éprouver aux Russes des pertes assez considérables[1]. Un symptôme plus grave est la connivence des habitans considérés comme soumis, et qui donnent asile aux insurgés, leur fournissant des vivres et les avisant des mouvemens de l’ennemi.

Pour réparer les pertes occasionnées par les guerres, Schamyl favorisait parmi les Tchetchenses les mariages précoces. Il avait aboli le kalym, la dot, en le réduisant à un cadeau peu coûteux. Ses lieutenans avaient pour instruction de seconder de tout leur pouvoir ses vues sur ce point et d’aplanir les difficultés des unions. Malgré ces recommandations, la population n’a cessé de décroître. M. Bodensted, dont la publication date de quatorze ans, l’estime à vingt-cinq mille âmes, tandis que M. de Gilles, qui a visité le Caucase à la fin de 1859, en indique soixante mille. La supériorité si considérable de ce dernier nombre pourrait paraître contraire à ce que dit le même voyageur sur la diminution, sensible des habitans de la Tchetchenia depuis leur participation à la guerre, à partir de 1840, s’il n’était permis de croire plutôt que ces deux chiffres ne sont qu’un calcul en l’air et sans aucun fondement. Dans l’impossibilité de les contrôler, bornons-nous à constater que la dépopulation de la Tchetchenia est un fait très réel.

Le contraste qui existe dans le caractère du Tchetchense et du

  1. Un journal de Bruxelles, le Levant, en annonçant dans son numéro du 1er septembre 1860 cette insurrection, affirmait que l’aoûl de Veden avait été repris par les Tchetchenses malgré les efforts désespérés des Russes ; mais un fait qu’ignore ce journal suffit seul pour démentir cette nouvelle : c’est que l’ancienne résidence de Schamyl est maintenant le quartier-général du régiment d’infanterie de la Koura, et si bien fortifiée qu’elle peut braver toutes les attaques des montagnards.