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voit que le lien de cette sympathie est l’âme de Shakspeare ? Il n’entre point dans mon intention de rechercher ici l’influence sociale du drame shakspearien. Si j’en juge pourtant par l’impression gravée sur les physionomies à la chute du rideau, cette influence doit être considérable. Un théâtre qui arrache tous les soirs les spectateurs aux obscures et grossières préoccupations de la vie réelle pour les transporter dans les hauteurs étoilées de la poésie, qui dégage les passions humaines du limon des intérêts matériels en les élevant au sentiment de l’héroïque, ne saurait être vu d’un œil indifférent par le moraliste.

On ne reprochera point au Sadler’s-Wells, comme on l’a fait à Drury-Lane sous Macready et au Princess’s Theatre sous Charles Kean, de masquer le jeu des acteurs derrière le clinquant de la mise en scène. Je l’accuserais plus volontiers d’avoir donné trop peu d’attention à la vérité historique du costume et au style des décorations. Sous prétexte de nous montrer le drame de Shakspeare dans sa simplicité, il nous le montre un peu dans sa nudité. Je me crois presque revenu, devant cette mise en scène primitive, au berceau de l’art dramatique, au vieux théâtre du Globe. Ce n’est point en vain que les lois de la perspective théâtrale ont été perfectionnées, et je ne vois point pourquoi les pièces de Shakspeare se passeraient absolument du concours des autres arts. La troupe de Sadler’s-Wells compte d’ailleurs peu de sujets très remarquables ; mais elle a du moins une qualité qu’on retrouve rarement sur les autres théâtres de Londres : je parle de l’harmonie et de l’ensemble des acteurs. Les moindres rôles, au lieu d’être abandonnés, comme il arrive trop souvent sur la scène anglaise, à d’horribles doublures, se trouvent remplis avec une conscience des plus méritoires. La tête, l’âme, le héros de cette troupe est le tragédien Phelps. Cet acteur, qui est né en 1806, a commencé par être ouvrier compositeur dans une imprimerie de la vile de Devonport. Tout en laissant ses doigts errer sur le casier et choisies lettres de plomb, l’esprit du jeune Samuel Phelps aimait à voyager dans le monde dramatique, dont les profondeurs lumineuses lui avaient été ouvertes par la lecture de Shakspeare. Le désir de suivre les représentations des grands théâtres l’attira bientôt à Londres, où il trouva de l’ouvrage dans l’imprimerie du journal le Sun. Comme toutes les têtes touchées du rayon dramatique, il ne tarda point à quitter l’état qui le faisait vivre pour les séductions de la scène. Après avoir joué avec succès à Haymarket et à Covent-Garden, il eut l’idée, à l’exemple de presque tous les grands acteurs anglais, d’avoir un théâtre à lui, et ce théâtre, il le consacra à Shakspeare. Le talent de Samuel Phelps est avant tout tragique. C’est dans Virginius, dans Othello, qu’il mérite surtout