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bizarre de mettre le dernier mot des droits de la Pologne dans l’œuvre du congrès de Vienne ; mais enfin ces traités, tels qu’ils étaient, ils créaient une situation. Ce n’était pas l’indépendance, c’était du moins un ensemble de garanties, la conservation de la nationalité dans le morcellement, l’autonomie des institutions et des intérêts, le nom, la religion et la langue sauvés du naufrage sous la sanction de l’Europe.

Est-ce là cependant ce qu’on a vu dans cette expérience qui se poursuit depuis près d’un demi-siècle ? La vérité est qu’en acceptant l’ordre de choses créé à Vienne, un ordre de choses qui avait ses conditions, ses obligations et ses limites, la Russie, la Prusse et l’Autriche l’ont pratiqué avec l’esprit qui présidait aux premiers partages, dans une pensée d’assimilation entière qui équivalait à la conquête. Des traités de 1815, elles ont, à vrai dire, recueilli le bénéfice d’une consécration européenne du démembrement sans s’inquiéter des garanties qui en étaient la triste et impuissante compensation, et chacune des trois puissances a poursuivi cette œuvre dans les conditions qui lui étaient propres, dans la mesure de sa politique et de sa nature. Ce n’est pas que cette altération ait éclaté subitement au grand jour ; elle s’est développée peu à peu, notamment dans le royaume de Pologne, à demi voilée d’abord par les formes constitutionnelles tant que vivait l’empereur Alexandre, puis se précipitant et ne se cachant plus sous l’empereur Nicolas, dont la politique a pu se résumer dans un mot : la dénationalisation de la Pologne. Ce fut le rêve, la passion ardente, intense, emportée de ce prince, qui fut peut-être un grand Russe, à qui les révolutions du continent ont fait un rôle exceptionnel, dû aux circonstances autant qu’à la hauteur de son caractère, mais qui a laissé dans la politique européenne des marques dangereuses de son passage et le poids de difficultés redoutables à son successeur. Et il ne faut pas dire que la révolution de 1831 mettait la Pologne à la merci de l’empereur Nicolas et lui rendait tous les droits de la conquête en le déliant de ses obligations, car d’abord cette révolution ne fut qu’une représaille, une tentative désespérée de défense, et de plus ; en face de cette politique, se relèveraient aussitôt et toutes les stipulations des traités de Vienne et les paroles mêmes de l’empereur Alexandre : « Votre restauration est définie par des traités solennels… J’ai forcé l’Europe à garantir votre existence par des traités… » L’empereur Nicolas était rigoureusement juge, si l’on veut, du degré de libéralisme qu’il pouvait mettre dans les institutions du royaume de Pologne ; il n’était pas seul juge de ce qui formait pour ainsi dire l’essence européenne de ces institutions, de ce qui en constituait la destination selon les traités, la conservation de la nationalité. C’est là ce qui était diplomatiquement hors de sa puissance. Or c’est justement