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LE FOU YÉGOF
ÉPISODE DE L’INVASION


I.

Si vous tenez à connaître l’histoire du fou Yégof et de la grande invasion de 1814 telle que me l’a racontée le vieux chasseur Frantz du Hengst, il faut vous transporter au village des Charmes, dans les Vosges. Une trentaine de maisonnettes couvertes de chaume et de joubarbe vert sombre se suivent à la file le long de la Sarre. Vous en apercevez les pignons tapissés de lierre et de chèvrefeuille flétris, — car l’hiver approche, — les ruchers fermés avec des bouchons de paille, les petits jardins, les palissades, les bouts de haie qui les séparent les unes des autres.

À gauche, sur une haute montagne, s’élèvent les ruines de l’antique château de Falkenstein, détruit, il y a deux cents ans, par les Suédois. Ce n’est plus qu’un amas de décombres hérissés de ronces ; un vieux chemin de schlitte[1], aux échelons vermoulus, y monte à travers les sapins. À droite, sur la côte, on aperçoit la ferme du Bois-de-Chênes : une large construction avec grange, écuries et hangars, la toiture plate chargée de grosses pierres, pour résister aux vents du nord. Quelques vaches se promènent dans les bruyères, quelques chèvres dans les rochers.

Tout cela est calme, silencieux. Des enfans, en pantalon de toile grise, la tête et les pieds nus, se chauffent autour de leurs petits feux sur la lisière des bois ; les spirales de fumée bleue s’effilent dans l’air, de grands nuages blancs et gris restent immobiles au-

  1. On appelle chemins de schlitte les chemins où l’on transporte les troncs d’arbres abattus en pleine forêt.