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une petite bourgade située aux bords du Bug ; il s’agissait d’y célébrer la réunion de la Pologne et de la Lithuanie, et de faire fraterniser avec les grecs-unis et les romains de la Pologne les grecs de la Lithuanie, de la Podolie, de l’Ukraine. Un pareil mouvement national se produisant avec une telle unanimité, revêtant cette forme religieuse et passive, est bien fait pour dérouter les vieilles routines du despotisme. L’irritation des fonctionnaires russes et leur impuissance se conçoivent aisément.

Le vieux monde, en proie à une inquiétude si étrange, marche donc mystérieusement à des révolutions d’une nouveauté bizarre. Cette maladie, qui sera, il faut l’espérer, une crise de régénération, n’est point seulement le lot du vieux monde. Le peuple le plus jeune de la civilisation moderne, cette démocratie américaine naguère si superbe, ne se tord-il pas en des convulsions semblables à celles qui tourmentent notre continent ? Devant ce spectacle, il faut aussi s’animer de la même confiance, et croire que là encore du mal sortira le bien. C’est sans doute cette généreuse espérance qui a poussé deux jeunes Français, les fils du duc et de la duchesse d’Orléans, à prendre part à la grande lutte américaine. Les journaux anglais ont blâmé leur résolution avec une cruelle amertume ; nous n’en sommes point surpris. Des Français et des Anglais ne peuvent être émus de la même façon par ce qui se passe aux États-Unis. Au fond du débat, il y a la grande cause de l’abolition de l’esclavage, à laquelle les Anglais se sont voués avec une glorieuse initiative ; mais ce qui touche les États-Unis réveille en Angleterre des souvenirs, des intérêts, des antipathies, qui ne peuvent avoir d’écho dans la politique et les sentimens de la France. Avant tout, le drapeau semé d’étoiles est le seul que la France n’ait jamais rencontré dans la coalition de ses ennemis. Pour les Anglais, les États-Unis sont toujours une ancienne colonie rebelle ; pour nous, ils sont une nation dont nous avons contribué à établir l’indépendance par de communes victoires remportées sur la maladroite obstination anglaise. Pour la politique anglaise, malgré l’accident du coton, ce serait un succès de voir la confédération américaine s’affaiblir en se divisant. Pour la politique française, la rupture de l’intégrité de la république américaine, qui enlèverait un contre-poids nécessaire à l’équilibre maritime, serait un malheur regrettable. Les Anglais nourrissent contre le Yankee républicain un dédain de race aristocratique ; la France démocratique a pu demander des leçons à la démocratie américaine et lui a plus d’une fois porté envie. Les deux jeunes volontaires qui viennent de s’enrôler dans l’armée du nord sont donc demeurés fidèles, dans le choix de la cause qu’ils servent, aux traditions de leur pays.


E. FORCADE.


V. DE MARS.