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réjouis de l’histoire de ses trésors, de ses châteaux et de ses provinces. Il pouvait être alors neuf heures ; le fou venait de s’asseoir sur le coin de l’âtre, qui flamboyait… Duchêne, mon garçon de labour, repiquait la selle de Bruno, le pâtre Robin tressait une corbeille, Annette rangeait ses pots sur l’étagère ; moi, j’avais approché mon rouet du feu. Au dehors, les chiens aboyaient à la lune ; il devait faire très froid. Nous étions là, causant de l’hiver qui vient ; Duchêne disait qu’il serait rude, car il avait vu de grandes bandes d’oies sauvages. Et le corbeau de Yégof, sur le rebord du manteau de la cheminée, sa grosse tête dans ses plumes ébouriffées, semblait dormir ; mais de temps en temps il allongeait le cou, se nettoyait une plume du bec, puis nous regardait, écoutant une seconde, et se renfonçant ensuite la tête dans les épaules.

La fermière se tut un moment comme pour recueillir ses idées ; elle baissa les yeux, son grand nez crochu se recourba jusque sur ses lèvres, et une pâleur étrange parut s’étendre sur sa face.

— Et puis, Catherine ? demanda Hullin, devenu attentif.

La vieille poursuivit : — Yégof au bord de l’âtre, avec sa couronne de fer-blanc, son bâton court entre les genoux, rêvait à quelque chose. Il regardait la grande cheminée noire, le grand manteau de pierre, où l’on voit taillés des figures et des arbres, et la fumée qui montait en grosses boules autour des quartiers de lard. Tout à coup, comme nous y pensions le moins, il frappa du bout de son bâton sur la dalle, et s’écria comme en rêve : « — Oui,… oui,… j’ai vu ça… il y a longtemps,… longtemps ! » Et comme nous le regardions tous stupéfaits : « Dans ce temps-là, reprit-il, les forêts de sapins étaient des forêts de chênes… Le Nideck, le Dagsberg, le Falkenstein, le Géroldseck, tous les vieux châteaux en ruine n’existaient pas… Dans ce temps-là, on chassait les bœufs sauvages au fond des bois,… on pêchait le saumon dans la Sarre, et vous autres, les hommes blonds, enterrés dans les neiges six mois de l’année, vous viviez de lait et de fromage, car vous aviez de grands troupeaux sur le Hengst, le Schnéeberg, le Grosmann, le Donon. En été, vous chassiez,… vous descendiez jusqu’au Rhin, à la Moselle, à la Meuse : je me rappelle bien tout cela ! »

Chose étrange, Jean-Claude, à mesure que le fou parlait, il me semblait revoir ces pays d’autrefois, et m’en souvenir comme d’un songe… J’avais laissé tomber ma quenouille, et le vieux Duchêne, Robin, Jeanne, enfin tout le monde écoutait. « Oui, il y a longtemps, reprit le fou… Dans ce temps-là, vous bâtissiez déjà ces grandes cheminées, et tout autour, à deux ou trois cents pas, vous plantiez vos palissades hautes de quinze pieds et la pointe durcie au feu… Et là dedans vous teniez vos grands chiens aux joues pendantes, qui aboyaient nuit et jour. »