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vert d’une peau de chien, mangeaient leur maigre pitance, tandis que les conducteurs, de pauvres diables mis en réquisition en Alsace, enveloppés de leurs grands manteaux troués, dormaient, malgré le froid, le feutre rabattu et les bras repliés, sur les marches de l’église. On frissonnait à voir ces groupes d’hommes mornes, avec leurs grandes capotes grises, entassés sur la paille sanglante, l’un portant son bras cassé sur ses genoux, l’autre la tête bandée d’un vieux mouchoir. Un troisième, déjà mort, servait de siège aux vivans, les mains noires pendant entre les échelles. Hullin, en face de ce lugubre spectacle, resta cloué au sol. Il ne pouvait en détacher ses yeux. Les grandes douleurs humaines ont ce pouvoir étrange de nous fasciner : nous voulons voir comment les hommes meurent. Les meilleurs ne sont pas exempts de cette affreuse curiosité. Il semble que l’éternité va nous livrer son secret !

Là donc, près du timon de la première charrette, à droite de la file, étaient accroupis deux carabiniers en petite veste bleu de ciel, deux véritables colosses, dont la puissante nature fléchissait sous l’étreinte du mal : on eût dit deux cariatides écrasées sous le poids d’une masse énorme. L’un, aux grosses moustaches rousses, les joues terreuses, vous regardait de ses yeux ternes, comme du fond d’un affreux cauchemar ; l’autre, plié en deux, les mains bleues, l’épaule déchirée d’un coup de mitraille, s’affaissait de plus en plus, puis se relevait par sursaut en parlant tout bas comme au milieu d’un rêve. Derrière étaient étendus deux à deux des soldats d’infanterie, la plupart frappés d’une balle, une jambe, un bras fracassés. Ils semblaient supporter leur sort avec plus de fermeté que les colosses. Ces malheureux ne disaient rien ; quelques-uns seulement, les plus jeunes, demandaient d’un air furieux de l’eau et du pain. Puis, dans la charrette voisine, une voix plaintive, la voix d’un conscrit, appelait : — Ma mère ! ma mère !… Les vieux souriaient d’un air sombre, comme pour dire : — Oui,… oui,… elle va venir, ta mère ! Peut-être aussi ne pensaient-ils à rien.

De temps en temps une sorte de frisson parcourait tout le convoi. Alors on voyait plusieurs blessés se lever à demi avec de longs gémissemens et retomber aussitôt, comme si la mort eût fait sa tournée en ce moment. Puis tout redevenait silencieux.

Comme Hullin les regardait ainsi, sentant ses entrailles frémir, voilà qu’un bourgeois du voisinage, Sôme le boulanger, sortit de chez lui portant une grande marmite pleine de bouillon. Alors il fallut voir tous ces spectres s’agiter, leurs yeux étinceler, leurs narines se dilater ; ils semblaient renaître : les malheureux mouraient de faim !

Le bon père Sôme, les larmes aux yeux, s’approcha disant : — J’arrive, mes enfans ! Un peu de patience… C’est moi, vous me reconnaissez !