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le boulet. Tous les villages de la plaine, à vingt lieues d’ici, en sont infectés ; on meurt partout comme des mouches. Heureusement la ville est en état de siège depuis trois jours, on va fermer les portes, il n’entrera plus personne. J’ai perdu pour ma part mon oncle Christian et ma tante Lisbeth, des gens aussi sains, aussi solides que vous et moi, maître Jean-Claude. Enfin le froid est venu : il y a eu cette nuit gelée blanche.

— Et les blessés sont restés sur le pavé toute la nuit ?

— Non, ils sont arrivés de Saverne ce matin : dans une heure ou deux, le temps de laisser reposer les chevaux, ils partiront pour Sarrebourg.

En ce moment, le vieux sergent qui venait de rétablir l’ordre dans les charrettes entra en se frottant les mains. — Hé ! hé ! dit-il, ça fraîchit, papa Wittmann, vous avez bien fait d’allumer du feu au poêle. Un petit verre de cognac pour rabattre le brouillard. Hum ! hum !

Ses petits yeux plissés, son nez en bec de corbin, les pommettes de ses joues séparées du nez par deux grosses rides en paraphe, lesquelles se perdaient dans une large impériale roussâtre, tout riait dans la physionomie du vieux soldat, tout respirait une bonne humeur joviale. C’était une vraie figure militaire, hâlée, brunie par le grand air, pleine de franchise, mais aussi de finesse goguenarde ; son grand schako, sa grosse capote gris bleu, le baudrier, l’épaulette, semblaient faire partie de son individu. On n’aurait pu se le représenter autrement. Il se promenait de long en large dans la salle, continuant à se frotter les mains, tandis que Wittmann lui versait un petit verre d’eau-de-vie ; Hullin, assis près de la fenêtre, avait remarqué d’abord le numéro de son régiment : 6e d’infanterie légère. Gaspard, le fils de la mère Lefèvre, servait dans ce régiment. Jean-Claude allait donc avoir des nouvelles du fiancé de Louise ; mais, au moment de parler, son cœur battit avec force : — Si Gaspard était mort ! s’il avait péri comme tant d’autres !

Le brave sabotier se sentit comme étranglé ; il se tut. — Mieux vaut, pensait-il, ne rien savoir.

Pourtant au bout de quelques instans il ne put y tenir. — Sergent, dit-il d’une voix enrouée, vous êtes du 6e léger ?

— Mais oui, mon bourgeois, fit l’autre en se retournant au milieu de la salle.

— Ne connaîtriez-vous pas un nommé Gaspard Lefèvre ?

— Gaspard Lefèvre, de la deuxième du premier, parbleu ! si je le connais… C’est moi qui l’ai mis au port d’armes ; un brave soldat, morbleu ! dur à la fatigue… Si nous en avions cent mille de cette trempe…