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de la choucroute et du jambon avec les bourgeois, on faisait danser les grosses commères. Les maris, les vieux parens riaient de bon cœur, et quand le régiment partait, tout le monde pleurait d’attendrissement… Mais cette fois, après Lutzen et Bautzen, au lieu de se radoucir, les gens vous faisaient des mines de cinq cents diables ; on ne pouvait rien en obtenir que par la force ; enfin on se serait cru en Espagne ou en Vendée. Je ne sais pas ce qu’on leur a fourré dans la tête contre nous. Encore si nous n’avions été que des Français, si nous n’avions pas eu des tas de Saxons et d’autres alliés qui n’attendaient que le moment de nous sauter à la gorge, nous en serions venus à bout tout de même, un contre cinq ; mais les alliés, ne me parlez pas des alliés ! Tenez, à Leipzig, le 18 octobre dernier, au beau milieu de la bataille, nos alliés se tournent contre nous et nous tirent des coups de fusil dans le dos : c’étaient nos bons amis les Saxons ! Huit jours après, nos anciens bons amis les Bavarois viennent se mettre en travers de notre retraite ; il faut leur passer sur le ventre à Hanau. Le lendemain, près de Francfort, une autre colonne de bons amis se présente ; il faut les écraser. Enfin, plus on en tue, plus il en repousse ! Nous voilà maintenant de ce côté-ci du Rhin. Eh bien ! il y en a bien sûr en marche depuis Moscou de ces bons amis… Ah ! si nous avions prévu cela après Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram !

Hullin était devenu tout pensif. — Et maintenant où en sommes-nous, sergent ?

— Nous en sommes qu’il a fallu repasser le Rhin, et que toutes nos places fortes de l’autre côté sont bloquées. Le 10 novembre dernier, le prince de Neuchâtel a passé la revue du régiment à Bleckheim. Le 3e bataillon a versé ses soldats dans le 2e, et le cadre a reçu l’ordre de se tenir prêt à partir pour le dépôt. Les cadres ne manquent pas, mais les hommes !… Depuis plus de vingt ans qu’on nous saigne aux quatre membres, ce n’est pas étonnant. Toute l’Europe s’avance… L’empereur est à Paris… Il dresse son plan de campagne… Pourvu qu’on nous laisse respirer jusqu’au printemps !…

En ce moment, Wittmann, debout près de la fenêtre, se prit à dire : — Voici le gouverneur qui vient d’inspecter les abatages autour de la ville.

En effet le commandant, Jean-Pierre Meunier, coiffé d’un grand chapeau à cornes et l’écharpe tricolore autour des reins, traversait la place. — Ah ! dit le sergent, je vais lui faire signer la feuille de route… Pardon, bourgeois, il faut que je vous quitte.

— Faites, mon sergent, et merci. Si vous revoyez Gaspard, dites-lui que Jean-Claude Hullin l’embrasse, et qu’on attend de ses nouvelles au village.

— Bon,… bon,… je n’y manquerai pas.