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du Rhin. Il y en a… des Russes, des Autrichiens, des Bavarois, des Prussiens, des Cosaques, des houzards, il y en a ! La terre en est toute noire. Les villages ne peuvent pas les tenir. Ils campent dans les plaines, dans les vallons, sur les hauteurs, dans les villes, en plein air, partout, partout… Il y en a !…

En ce moment, un cri aigu traversa l’air.

— C’est un busard à la chasse ! fit Marc en s’interrompant.

Mais au même instant une ombre passa sur le rocher. Un nuage de pinsons franchissait l’abîme, et des centaines de busards, d’éperviers, de faucons, se débattaient au-dessus d’eux d’un vol rapide, anguleux, avec des cris stridens pour effrayer leur proie, tandis que la masse semblait immobile, tant elle était dense. Le mouvement régulier de ces milliers d’ailes produisait dans le silence un bruit semblable à celui des feuilles mortes traînées par la bise.

— Voici le départ des pinsons d’Ardennes, dit Hullin.

— Oui, c’est le dernier passage : la faîne est enterrée dans la neige et les semailles aussi. Eh bien ! regarde : il y a plus d’hommes là-bas que d’oiseaux dans cette passe… C’est égal, Jean-Claude, nous en viendrons à bout, pourvu que tout le monde s’en mêle !…

— Hexe-Baizel, allume la lanterne, je vais montrer à Hullin nos provisions de poudre et de plomb.

Mais Hexe-Baizel, à cette proposition, ne put retenir une grimace.

— Personne depuis vingt ans, dit-elle, n’est entré dans la cave. Il peut bien nous croire sur parole… Nous croyons bien, nous, qu’il nous paiera… Je n’allumerai pas la lanterne,… non !

Marc, sans rien dire, étendit la main et saisit près du bûcher une grosse trique ; alors la vieille femme, toute hérissée, disparut dans le trou voisin comme un furet, et deux secondes après elle en sortait avec une grande lanterne de corne que Divès alluma tranquillement au feu de l’âtre.

— Baizel, dit-il en replaçant le bâton dans son coin, tu sauras que Jean-Claude est mon vieil ami d’enfance, et que je me fie beaucoup plus à lui qu’à toi, vieille fouine ; car si tu n’avais pas peur d’être pendue le même jour que moi, il y a longtemps que je me balancerais au bout d’une corde. — Allons, Hullin, suis-moi.

Ils sortirent, et le contrebandier, tournant à gauche, se dirigea droit vers la brèche, qui formait saillie sur le Valtin, à trois cents pieds dans les airs. Il écarta de la main le feuillage d’un petit chêne enraciné au-dessous, allongea la jambe et disparut comme lancé dans l’abîme. Jean-Claude frémit, mais presque aussitôt il vit contre la paroi du roc s’avancer la tête de Divès, qui lui cria : — Hullin, pose ta main à gauche, il y a un trou ; étends le pied hardiment, tu sentiras une marche, et puis tourne sur le talon.

Maître Jean-Claude obéit, non sans trembler ; il sentit le trou dans