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Elle le regardait manger d’un œil tendre. La flamme sautait dans le poêle, éclairant de sa vive lumière les poutres basses, l’escalier de bois dans l’ombre, le grand lit au fond de l’alcôve, toute cette demeure tant de fois égayée par l’humeur joyeuse du sabotier, les chansonnettes de sa fille et l’entrain au travail. Et tout cela, Louise le quittait sans peine ; elle ne songeait qu’aux bois, au sentier neigeux, aux montagnes sans fin allant du village à la Suisse, et bien plus loin encore. Ah ! maître Jean-Claude avait bien raison de crier : heimathslôs ! heimathslôs ! L’hirondelle ne peut s’apprivoiser, il lui faut le grand air, le ciel immense, le voyage éternel ! Ni l’orage, ni le vent, ni la pluie par torrens ne l’effraient à l’heure du départ… Elle n’a plus qu’une pensée, plus qu’un soupir, un cri : en route ! en route !

Le repas terminé, Hullin se leva et dit à sa fille : — Je suis las, mon enfant ; embrasse-moi, et allons nous coucher.

— Oui, mais n’oubliez pas de m’éveiller, papa Jean-Claude, si vous partez avant le jour.

— Sois donc tranquille. C’est entendu, tu viendras avec nous. — Puis, la regardant grimper l’escalier et disparaître dans la petite mansarde : — A-t-elle peur de rester au nid ! se dit-il.

Le silence était grand au dehors. Onze heures sonnaient à l’église du village. Au bout d’un quart d’heure, tout bruit ayant cessé, le bonhomme s’assit pour défaire ses souliers. En ce moment, ses regards rencontrèrent par hasard son fusil de munition au-dessus de la porte. Il le décrocha, puis il l’essuya lentement et en fit jouer la batterie. Toute son âme était à cette besogne. — Cela va bien encore, murmurait-il. Et d’une voix grave : — C’est drôle, c’est drôle ; la dernière fois que je le tenais,… à Montenotte, il y a quinze ans,… il me semble que c’était hier !

Tout à coup au dehors la neige durcie cria sous un pas rapide. Il prêta l’oreille : — Quelqu’un !… Presque aussitôt deux petits coups secs retentirent aux vitres. Il courut à la fenêtre et l’ouvrit. La tête de Marc Divès, avec son large feutre tout raide de glace, se pencha dans l’ombre. — Eh bien ! Marc, quelles nouvelles ?

— As-tu prévenu les montagnards, Materne, Jérôme, Labarbe ?

— Oui, tous.

— Il n’est que temps : l’ennemi a passé.

— Passé ?

— Oui,… sur toute la ligne… J’ai fait quinze lieues dans les neiges depuis ce matin pour te l’annoncer.

— Bon ! dit Jean-Claude, il faut donner le signal : un grand feu sur le Falkenstein.

Hullin était tout pâle ; il remit ses souliers. Deux minutes après,