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Napoléon était absent. Rien ne se faisait où il n’était pas. Peut-être aussi croyait-on les Prussiens plus nombreux, et ne voulait-on engager la campagne qu’à coup sûr.

Ordinairement des hommes qui ont échappé à un grand danger prennent plaisir à rechercher tout ce qui aurait pu leur arriver de pire, et ils se donnent ainsi la jouissance de la sécurité dans le péril. C’est ce que l’on voit aujourd’hui chez les principaux historiens de cette campagne, Anglais ou Prussiens. Ils se demandent ce qui serait arrivé, si Napoléon eût été ce jour-là le Napoléon de 1807 ou de 1809. Si dans la soirée ou le lendemain une attaque impétueuse eût été dirigée sur les corps de Ziethen et de Pirch, qui n’étaient pas encore rassemblés, il est très probable, disent-ils, que ces corps eussent été battus et détruits. Celui de Thielmann, arrivant plus tard de Namur, eût partagé le même sort. Les débris de l’armée eussent été forcés de se retirer dans la direction de Hannut ou de Liège, pour faire la jonction avec Bulow. Voilà ce que répètent les historiens militaires étrangers ; ils tirent un motif de satisfaction de tous les maux qui les menaçaient, et auxquels ils ont échappé. Par la joie qu’ils montrent, ils constatent ce qu’ils avaient sujet de craindre. Singulier triomphe ! Ils se donnent le spectacle de leur destruction imaginaire et jouissent avec complaisance des heures de répit que Napoléon leur a accordées dans cette journée du 15, qui, selon eux, eût pu être décisive.

Pour nous, sans porter nos espérances, dès cette première journée, aussi loin qu’ils ont porté leurs craintes, nous répéterons les excuses que l’on a données des lenteurs de Napoléon. Ses apologistes soutiennent que les Français, étant en marche depuis deux heures du matin où ils avaient quitté leurs bivacs de Solre-sur-Sambre, de Beaumont, de Philippeville, avaient besoin de repos et de faire leurs vivres. Les têtes de colonnes seules étaient en présence de l’ennemi ; mais les masses restaient en arrière. Pendant que le 2e corps (Reille) atteignait Gosselies, le 1er (d’Erlon) était encore à Marchiennes. Vandamme bivaquait dans les bois de Fleurus, la garde et Lobau à Charleroi ; le général Gérard, malgré son impatience, n’avait pu dépasser Châtelet pour prendre à revers le corps avancé des Prussiens. Sans doute l’exécution n’a pas entièrement répondu à l’habileté du premier plan : on n’a pas retrouvé, dans l’attaque au-delà de la Sambre, la résolution, l’impétuosité ordinaire du chef de l’armée française ; mais faut-il se hâter de condamner une prudence peut-être nécessaire ? Le début n’a pas été le coup de foudre que craignaient les ennemis : est-ce donc que toute campagne doit commencer par un triomphe ? La patience est aussi une vertu militaire, et puis le prodige, pour s’être fait attendre, n’éclatera qu’avec plus de force. La nuit qui s’approche verra se former une de