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les chiffons de drap et en tire une sorte de fibre connue sous le nom de poussière du diable (devil’s dust), — et ce nom n’est-il pas bien trouvé, car il n’y a que les pauvres diables qui achètent à vil prix une telle étoffe ? Autrefois ces mêmes objets de rebut servaient seulement d’engrais pour fertiliser les terres. Parlez-moi au contraire du coton, et surtout de la toile ! Voilà des chiffons qui, malgré leur humble apparence, ont la valeur du mérite obscur et méconnu. N’est-ce point grâce à eux que se fait le papier sur lequel nos poètes, nos musiciens, nos artistes déposent les signes de la pensée qui les rend immortels ? Qu’est-ce que le contrat de mariage sur lequel notre précieuse reine elle-même a écrit son nom ? Du chiffon, monsieur. Qu’est-ce que les billets de banque, les livres de commerce, le grand livre de la dette publique ? Des chiffons, toujours des chiffons. Comprenez-vous maintenant la dignité de ces choses-là ? » Et son pied désignait un tas de vieux linges auxquels les deux ouvriers étaient en train de donner la forme de chiffons, c’est-à-dire de leur enlever, en les coupant et en les déchirant, toute forme relative à nos usages.

L’emphase avec laquelle le rag and bottle shop keeper venait de me réciter quelques-unes de ses affiches ne m’étonna point, car je savais que ces marchands, malgré leur peu de grammaire anglaise, ont presque tous des prétentions au bel esprit. Je proposai même de lui acheter une collection de caricatures grossièrement coloriées dont il avait les doubles. C’était une histoire des événemens politiques, des modes et des ridicules du jour, quelquefois même des mœurs anglaises, avec une conclusion et une morale invariables qui se rapportaient toujours à la vente des chiffons et des autres articles de rebut. Le dernier événement auquel il était fait allusion était la guerre de la Chine. On voyait sur une feuille de mauvais papier M. Punch, suivi par l’inévitable chien Toby, et chargé d’un énorme sac qui contenait évidemment le produit du pillage dans le Céleste-Empire. Il n’avait pas perdu de temps, car le vaisseau d’où il venait de débarquer se montrait à distance. Punch et son chien étaient reçus à bras ouverts par l’acheteur, qui se tenait, pour leur souhaiter la bienvenue, sur le pas de sa boutique. En remontant, le maître et moi, dans la chambre obscure qui servait de sanctuaire à tous les débris et à toutes les guenilles, nous trouvâmes un troisième personnage. C’était un vulgaire street grubber, je veux dire un de ces hommes qui courent les villes et les campagnes avec un sac sur le dos, et dont le cri est bien connu dans toute l’Angleterre : Rags and bones ! Ils vont, achetant en effet de maison en maison des chiffons et des os ; — que n’achètent-ils pas ! Je compris que celui-ci venait conclure un marché avec le maître de la boutique, et je sortis pour ne point gêner leurs transactions, bien décidé du reste à ne