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divisions : à une lieue plus loin, la division Bachelu et la cavalerie légère occupaient Frasnes ; mais le 1er corps, celui du général d’Erlon, est encore en arrière, et la division Girard a été détachée, sur la droite, vers Heppignies, à la poursuite d’une division prussienne. Le général Piré, envoyé en reconnaissance, rapporte que les Quatre-Bras sont occupés par la brigade du prince Bernard de Saxe-Weimar, et que l’armée du duc de Wellington se rassemble sur ce point. Il était dix heures du soir, la nuit déjà profonde ; le maréchal Ney, arrêté par l’obscurité, fait prendre position à ses troupes sur le terrain qu’elles occupent.

Il vient à peine d’arriver ; il ignore encore la force de ses régimens, le nom de leurs colonels, même celui des généraux. Il n’a encore sous la main que la moindre partie de son corps ; la nuit l’oblige de s’arrêter ; et déjà dans ces premiers instans prennent naissance contre lui les plus violentes accusations, celles que l’opinion publique a acceptées avec le plus de complaisance, et dont il semble impossible de la faire revenir, quand même on aurait pour soi l’évidence. C’est pourtant ce qu’il faut essayer ici. Je le ferai froidement, à la manière des géomètres. La mémoire d’un homme tel que Ney vaut bien, de la part des lecteurs, un moment d’attention.

La légende en effet commence à cet endroit, je veux dire un système de faits que tout le monde reçoit sans consentir à en examiner la vérité. Mieux que personne, Napoléon savait que des désastres tels que celui de Waterloo ont des causes éloignées. Aussi, avec son esprit fertile, a-t-il voulu en faire remonter l’origine au début même de la campagne ; pour couper court à toute autre investigation, il lui fallait une grande victime qui put porter dès la première heure la responsabilité et le fardeau du désastre. Le maréchal Ney a été cette victime jetée en expiation à l’opinion crédule. Sur sa tombe encore chaude ont été jetées coup sur coup les accusations, les condamnations de Sainte-Hélène : elles durent encore ; elles pèsent aujourd’hui du même poids sur le jugement du plus grand nombre.

Interrogez en effet au hasard l’un de nous sur l’ouverture de la campagne, et en particulier sur les premiers pas du maréchal Ney. Tous nous avons notre version reçue ; tous nous répondrons sans hésiter que Ney a compromis les affaires dès le début. Il tenait dans ses mains le sort de la France, et par sa faute il l’a perdue. N’avait-il pas reçu de l’empereur l’ordre positif, impérieux, d’occuper le 15 dans la soirée, ou au moins le 16, à la pointe du jour, la position des Quatre-Bras ? C’était la clé de toute la campagne : il suffisait d’obéir pour s’assurer la victoire ; mais, la tête troublée par les souvenirs de 1814 et de mars 1815, le maréchal Ney n’exécuta pas l’ordre prescrit, lorsqu’il dépendait de lui à ce moment de détruire l’armée anglaise en détail avant qu’elle fût rassemblée. Il ne fit rien