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Bretagne que sur tout le continent, puisque les chiffons indigènes se trouvent insuffisans pour la consommation des fabriques anglaises, et que les chiffons étrangers paient un droit à la sortie des contrées où ils ont été recueillis. Un économiste d’outre-mer, touché du triste sort de ces objets de rebut, s’est même servi de l’argument de la valeur pour consoler les chiffons et pour relever leur infortune. Après tout, de quoi se plaignent-ils ? Ils sont recherchés. Quoique les chiffons étrangers, surtout ceux du nord de l’Europe, se montrent en général supérieurs aux chiffons anglais, ils rencontrent de formidables concurrens dans les débris de toile qui proviennent de la marine britannique. Un Belge, fabricant de papier à quelques lieues de Bruxelles, me disait un jour qu’il attribuait les qualités du papier anglais, — la force et l’épaisseur, — à la quantité d’anciennes voiles de vaisseaux qui entrent dans la composition de la pâte. C’était aller beaucoup trop loin, car, si étendue que soit la marine anglaise, elle ne saurait suffire à l’immense fabrication, même du papier de luxe ; on ne saurait nier pourtant que la marine ne verse un élément très riche et très important dans les cuves des papeteries britanniques. Ces cordages qui ont été mouillés par l’eau de toutes les mers, ces voiles d’un tissu ferme et robuste qui ont lutté contre les vents et qui ont été à la découverte des terres lointaines, finissent par devenir des livres ou des journaux : tempestate acti, tempestatem quœrunt.

L’industrie britannique a emprunté à la nature l’art de ne rien laisser perdre. Transportons-nous à Manchester, dans ces immenses filatures de coton qui travaillent pour le monde entier : il y a Là cinq genres de déchets qui s’éparpillent autour des métiers et dont chacun a un nom anglais. Ces déchets sont recueillis avec soin, non-seulement par amour de la propreté et par respect pour les lois de l’hygiène, mais encore et surtout parce qu’on a reconnu qu’ils avaient une valeur. Il se trouve des marchands qui achètent tout cela, et l’on estime qu’il y a environ 50,000 tonnes de déchet de coton produites tous les ans dans la Grande-Bretagne. Il en est de même dans les fabriques de toile. Une partie du rebut, chanvre ou coton, est employée à faire des étoffes grossières, l’autre est envoyée dans les paper mills. L’état de déchet ou de chiffon est en effet, d’après le langage des économistes anglais, un état de transition. Rien ne meurt, tout change. Ces chiffons, qui ont déjà fourni sous une autre forme une première existence, qui ont vu des jours meilleurs et traversé des fortunes si diverses, attendent, empilés dans les wharfs au milieu de la poussière et de l’obscurité, l’heure de la transformation industrielle. Il y a pour eux une renaissance ; ils vont revivre dans le papier.