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pays la place que Crabbe occupe parmi les poètes : il appartient à l’école des écrivains qu’on appelle réalistes, par un barbarisme que l’usage semble consacrer. Lorsque la muse laborieuse de Crabbe se renfermait dans le cadre étroit des scènes rustiques, le vieux chantre du Village obéissait aux tendances naturelles de son esprit, fortifiées par les habitudes de toute sa vie et par le milieu borné au sein duquel s’écoulait son existence monotone. Il n’avait point d’haleine pour un vol plus élevé. George Eliot, dont l’esprit a plus de force, de portée et d’étendue, se sacrifie à un système. Il a une poétique à lui : c’est de propos délibéré qu’il prend ses héros dans la foule, qu’il les dépouille ou croit les dépouiller de tout ce qui les pourrait distinguer du vulgaire. Il leur assigne le rôle que le chœur remplit dans la tragédie antique, celui d’exprimer les aspirations et les idées des masses. Sa prétention est de présenter fidèlement les hommes et les choses dans leur généralité, et il accuse les autres écrivains de peindre tout au plus des exceptions. Les règles de cette poétique nouvelle se trouvent toutes tracées dans Adam Bede, où elles revêtent la forme d’un appel à la sympathie en faveur des humbles et des petits de ce monde.


« Il est nécessaire, dit l’auteur, que nous nous souvenions de leur existence, de crainte que nous ne les laissions en dehors de notre religion et de notre philosophie, et que nous ne construisions d’orgueilleuses théories qui ne soient bonnes que pour un monde d’âmes extrêmes. Que l’art donc nous fasse toujours souvenir d’eux ; qu’il y ait toujours parmi nous des hommes qui se dévouent avec sympathie à la fidèle représentation des choses ordinaires de la vie, qui sachent trouver la beauté dans les choses ordinaires, et qui soient heureux de montrer avec quelle tendresse la lumière du ciel tombe sur elles ! Il y a peu de prophètes dans le monde, peu de femmes d’une beauté accomplie, peu de héros. Je ne puis consentir à donner tout mon amour et tout mon respect à de telles raretés ; j’éprouve le besoin de réserver la meilleure portion de ces sentimens pour mes compagnons de tous les jours. »


La conclusion logique de ce raisonnement captieux serait que tout ce qui dépasse la ligne commune est en dehors de l’art, en tant que l’art est la représentation de la vérité et de la nature. C’est donc sous l’empire d’une théorie et en s’écartant de la réalité que la majorité des écrivains prennent en dehors de la vie de tous les jours les héros et les incidens de leurs œuvres. Sous prétexte de charité universelle et de sympathie pour les masses, nous voici en présence d’une doctrine littéraire bien arrêtée. Il convient de la discuter ; peut-être nous donnera-t-elle la clé de quelques-uns des défauts de l’écrivain qui l’a promulguée.

Bannissons toute métaphysique pour que George Eliot ne nous