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propres créations. Certains écrivains veulent s’emparer tout d’abord du lecteur : ils revêtent les personnages interprètes de leur pensée de toutes les couleurs qui peuvent séduire ou frapper l’imagination ; ils les font à l’image du type idéal qui est au fond de leur esprit, et dans cette recherche de la beauté ou de la grandeur morale, ils dépassent la nature. Il arrive alors infailliblement que le lecteur se désintéresse bien vite de personnages qu’il juge en dehors des lois comme des conditions de l’humanité, et qui ne sont plus à ses yeux que des êtres de fantaisie ; son cœur ne bat plus à l’unisson du leur et refuse de se reconnaître en des sentimens qui ne sont pas de ce monde. Quel souci prendrai-je des préventions, des rivalités et des passions qui se soulèvent contre Grandisson ? Ne suis-je pas certain d’avance que rien ne prévaudra sur l’inaltérable perfection de celui-ci ? M’inquiéterai-je davantage des épreuves et des persécutions infligées à Paméla ? Ne sais-je pas qu’elles demeureront toutes au-dessous de sa fermeté et de sa résignation ? Ma curiosité s’alanguit avec mes appréhensions, et toute sympathie s’éteint insensiblement en mon cœur. La crainte de cet écueil jette une partie des écrivains dans un autre danger. Ceux-là se défendent de toute conception idéale ; ils veulent à tout prix demeurer dans les limites de la nature et de la vérité ; ils s’imposent la loi de peindre uniquement ce qui est et de le peindre tel que nous le voyons, c’est-à-dire avec le mélange du mal et du bien, et cette affectation de la vérité les conduit par une pente rapide à exagérer l’importance des caractères extérieurs et des accessoires, à décrire pour l’amour de la description et à représenter avec une insupportable fidélité ce qui ne mérite pas de fixer notre attention, et ce qui ne l’obtient pas en effet.

Il y a donc ici une question de mesure, et le goût en effet n’est donné aux grands écrivains que pour leur faire découvrir instinctivement les limites qu’il ne faut dépasser ni dans un sens ni dans l’autre. Aussi nous garderons-nous de faire deux parts de la vérité littéraire, d’en attribuer une aux idéalistes et l’autre aux réalistes, en conseillant d’emprunter aux uns et aux autres. La vérité est une dans les choses de goût comme dans les matières de raisonnement, et ce qui caractérise les maîtres, c’est de la rencontrer presque à coup sûr et de s’y tenir. Les deux systèmes, ou, pour mieux dire, les deux défauts qu’on a baptisés de noms allemands pour en faire les drapeaux de deux écoles, ne commencent à exister qu’à l’instant où la juste limite est franchie, et où l’écrivain dévie du droit chemin. Tous deux reçoivent inévitablement leur châtiment. Si les œuvres d’une école laissent bientôt languir et s’éteindre la sympathie, souvent les œuvres de l’autre ne réussissent même pas à la faire naître, et d’un côté comme de l’autre le but de l’art est manqué.