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qui possède des secrets merveilleux, puisqu’il a guéri un jour avec des simples une femme abandonnée des médecins, mais qui refuse de faire servir sa science au soulagement de ses semblables, qui repousse tout contact avec les hommes, qui semble n’éprouver aucun des besoins de l’humanité et dont toute l’existence demeure un mystère impénétrable. L’espèce de terreur superstitieuse que Silas inspire aux villageois, les soupçons de sorcellerie dirigés contre lui, les rumeurs causées par un de ses accès de catalepsie, tout cela est heureusement rendu ; mais c’est l’affaire de quelques pages, et quand l’auteur nous introduit dans la chaumière de Silas, quinze années se sont écoulées depuis son arrivée à Raveloe, et l’œuvre de démoralisation est déjà accomplie. Faute de connaître et d’aimer aucun être envers lequel il puisse se montrer généreux, le tisserand a thésaurisé, et la vue fréquente de l’or qu’il amassait a fait naître en lui l’avarice.


« Peu à peu les guinées, les couronnes et les demi-couronnes formèrent un tas, et Marner prit de moins en moins pour ses besoins, essayant de résoudre le problème d’entretenir chez lui, au moindre prix possible, la force de travailler seize heures par jour. N’a-t-on pas vu des malheureux condamnés à la solitude d’une prison prendre plaisir à mesurer le temps à l’aide de lignes droites tracées sur un mur, si bien que la répartition de ces lignes en figures symétriques devenait une préoccupation absorbante ? Ne trompons-nous pas l’oisiveté ou la fatigue de l’attente en reproduisant quelque mouvement ou quelque bruit machinal, et cette répétition ne devient-elle pas un besoin, c’est-à-dire un commencement d’habitude ? Cela doit nous aider à comprendre comment l’amour d’entasser devient une passion absorbante chez des hommes dont l’esprit, quand ils ont commencé à thésauriser, n’attachait à cet acte aucune pensée d’avenir. Marner souhaitait voir ses piles de guinées se multiplier assez pour être mises en carré, puis pour former un carré plus grand, et chaque guinée gagnée, en lui apportant une satisfaction, enfantait un nouveau désir. Le monde était devenu pour lui une énigme incompréhensible et désespérante, et s’il eût été d’une nature moins concentrée, il aurait pu s’asseoir à son métier et tisser, tisser toujours, l’œil fixé sur sa trame ou sur l’extrémité de sa navette, jusqu’à oublier et le problème de sa destinée et tout ce qui n’aurait pas été sensation immédiate ; mais l’argent était venu qui distribuait le tissage en périodes, et cet argent non-seulement s’accroissait, mais demeurait toujours avec l’artisan. Silas commença donc à croire que cet argent le connaissait comme le connaissait son métier, et rien ne l’eût déterminé à changer ces pièces dont la figure lui était familière pour d’autres dont la face lui eût été inconnue. Il les maniait, il les comptait, et la contemplation de la forme et de la couleur des guinées apaisait comme une soif qui s’allumait en lui ; mais ce n’était que le soir, après sa tâche terminée, qu’il les tirait de leur cachette pour se donner la joie de leur compagnie… Marner vécut ainsi, année après année, dans cette solitude, ses guinées croissant en nombre et sa vie se ré-