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humaines ont des limites, et il faut se souvenir qu’on opérait sous un ciel meurtrier, dans un pays plat coupé de canaux, de marais et de rizières, et dont l’air charrie la peste. Les troupes, après les combats du 24 et du 25 février, étaient hors d’état de marcher les trois jours suivans. Enfin on n’avait pas assez de cavalerie pour faire des prisonniers.

La marche sur Rach-tra fut la dernière opération de guerre dans la province de Saigon, désormais conquise définitivement. Aujourd’hui les fortifications de Ki-oa sont rasées. De ces lignes immenses, qui semblaient construites par un des souverains absolus de l’antiquité, il ne reste plus rien. On a pourtant conservé le réduit sur lequel les Français échouèrent avec perte, il y a deux ans, malgré toute la valeur européenne. Il a pris le nom du colonel Testard, tué glorieusement devant Ki-oa.

Le 15 mars, les troupes occupèrent leurs anciens logemens dans la ville chinoise. Nous reprîmes ainsi la vie que nous avions déjà menée, et, comme il arrive assez souvent, on fit des comparaisons chagrines entre l’état présent et le passé. Autrefois il fallait supporter bien des fatigues et des privations : pas de vin, peu de biscuit, une couchette au coin des bois, et pour plafond le toit d’un gourbi ; mais c’était l’imprévu, la guerre enfin avec son excitation. Maintenant la vie était plate et tout unie. On allait commencer l’école du soldat, et l’on irait ainsi par alinéas jusqu’à l’école de bataillon, se levant tôt, se couchant de même. On logeait dans les granges, où ne manquaient ni les scorpions ni les serpens, sans compter un insecte malfaisant que personne ne put jamais ni saisir ni voir, et dont la bave faisait gonfler la peau et donnait la fièvre. Beaucoup de projets naquirent à cette époque : il y était généralement question de Bien-hoa et de My-thô. Le vice-amiral Charner fit étudier les diverses routes qui mènent à My-thô. Cette place, entrepôt considérable, commande le Cambodge. Les reconnaissances furent unanimes pour déclarer que le chemin par terre, coupé par des rizières, était impraticable pour l’artillerie et même pour les troupes. Les passes du Cambodge étaient barrées ; l’arroyo Rack-nun-ngu était rendu inextricable par des obstacles de toute sorte. L’amiral décida cependant que les opérations sur My-thô seraient entreprises, et qu’on essaierait de faire tomber la place en la prenant par le Cambodge, dont on forcerait les estacades, et par l’arroyo, qu’on déblaierait coûte que coûte. Le 27 mars, une partie des marins et des Espagnols furent embarqués sur l’arroyo Rack-nun-ngu, qui débouche à quelques centaines de mètres de My-thô. Chaque jour fut signalé par la destruction d’un barrage ou la prise d’un fort. Les canonnières en fer s’avançaient sur cet étroit cours d’eau à la façon d’une artillerie montée. Des compagnies de fantassins les soutenaient sur le rivage. On marcha ainsi pendant quinze jours les pieds dans la vase, sous un soleil de plomb, détruisant les barrages, les jonques coulées et chargées de pierres, les arbres déracinés. La nuit, il fallait se garder contre les brûlots et les attaques. Le choléra vint à se déclarer, et plus de cent hommes moururent. Rien ne put arrêter la colonne. Elle marchait d’abord sous les ordres du capitaine de frégate Bourdais, qui commandait le Monge. Plus tard, le 4 avril, quand le chiffre en fut augmenté, l’expédition fut placée sous le commandement du capitaine de vaisseau du Quilio, qui prit pour chef d’état-major le chef de bataillon du génie Alizé.