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Dufferin, d’où vient, me dira-t-on, que vous semblez le préférer? Voici pourquoi.

En lisant le système de lord Dufîerin, je le considérais beaucoup moins dans le présent que dans l’avenir; je ne cherchais pas s’il répondait aux difficultés des circonstances et surtout à l’inconvénient des rivalités européennes, mais s’il était conforme ou non à la situation générale de l’empire ottoman et à la politique de la France en Orient depuis le commencement de notre siècle. De plus je l’avais dépouillé dans ma pensée du caractère trop anglais que lui donnait le choix de Fuad-Pacha pour vice-roi de Syrie. J’acceptais le système, mais je changeais l’homme. Au Turc favori et serviteur des. Anglais je substituais dans mon idée Abd-el-Kader, notre ancien adversaire en Algérie, celui qui avait conseillé aux mahométans de ne pas souiller leur religion et leur cause par des massacres qui retomberaient tôt ou tard sur leurs têtes, celui qui avait tout vu et tout connu, celui qui disait au major Fraser que dans sa pensée il partageait les musulmans de Damas en vingt-quatre parts : sur ces vingt-quatre parts, vingt avaient activement poussé au massacre; sur les quatre restant, trois et demi désiraient le massacre, mais ne l’avaient pas excité, une demi-part seulement s’était sincèrement opposée à ces attentats; celui qui disait encore au major Fraser que lorsqu’il se rendit auprès des membres du grand conseil musulman, quand déjà les massacres avaient commencé et qu’il se mit à leur parler, il fut forcé de s’en aller plein de dégoût, car les chefs musulmans n’étaient venus à ce conseil que pour fumer leurs pipes et ne rien faire[1]; celui qui avec ses Algériens courut partout sauver les chrétiens; celui enfin dont Fuad-Pacha s’est empressé de faire désarmer les compagnons[2], et à qui la Porte-Ottomane ne pardonnera pas le contraste de sa générosité avec la barbare connivence des officiers turcs. C’était Abd-el-Kader que je nommais gouverneur-général de cette Syrie érigée en principauté presque indépendante, et alors je ne trouvais presque plus rien à critiquer dans le système de lord Dufferin. Il faut, selon lui, à la Syrie un gouvernement ferme et impartial. Le gouvernement d’Abd-el-Kader aurait ce caractère. Il faut quelqu’un qui sache la langue et connaisse les mœurs de la Syrie. Abd-el-Kader est Arabe et parle aisément la

  1. Documens anglais, p. 96, n° 109.
  2. Dans sa lettre du 4 décembre 1860 à sir Henri Bulwer, lord Dufferin, énumérant les causes de la défiance qui continue à régner à Damas, comprend parmi ces causes « l’exécution incomplète du décret de désarmement à l’égard de la population musulmane, et le sinistre empressement avec lequel le gouvernement a profité de ce décret pour dépouiller de leurs armes les compagnons d’Ab-el-Kader. » (Documens anglais, p. 273, n° 220.)