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rie, il arrivait souvent que la tête de l’escadron se rompait et obliquait à la droite ou à la gauche, et le reste de la colonne, suivant instinctivement cette direction, passait sur les flancs du carré, dont il absorbait les feux. Souvent aussi les premiers rangs de l’infanterie anglaise étaient écrasés sous les chevaux et mis en pièces ; mais ils se reformaient. Par momens il se fait des brèches dans ces murailles humaines ; elles s’entr’ouvrent sous le flot toujours renouvelé et les coups redoublés ; presque aussitôt ces murailles se relèvent et se réparent. Les carrés diminuent, ils se rétrécissent à vue d’œil, ils semblent se fondre ; mais un commandement se fait entendre : « Serrez les rangs ! » et ils sont encore debout !

À l’approche de la tempête de cavalerie qui s’est déchaînée sur son centre, Wellington a fait revenir de Braine-la-Leud et de sa droite les divisions Clinton et Chassé, qu’il y avait placées le matin faute d’avoir deviné son adversaire. C’est sa droite qu’il replie précipitamment sur son centre. La brigade de cavalerie hollandaise passe entre deux carrés et se déploie sur trois lignes. Partout où il reste un intervalle entre les masses de l’infanterie de l’ennemi, sa cavalerie accourt pour la soutenir et s’opposer à la nôtre.

Ainsi à travers les échelons des carrés comme à travers les rues en droite ligne d’une ville de fer et de feu les escadrons se jettent sur les escadrons. Français, Anglais, Hollandais, Belges, Allemands se mêlent. L’armée anglaise semble toucher à sa ruine. Vienne un seul renfort d’infanterie à nos cavaliers : le centre de cette armée sera percé, les deux ailes rompues. La terreur a saisi des régimens entiers. Un régiment de hussards, celui de Hanovre, refuse d’entrer dans la mêlée. Il tourne bride. Il fuit, son colonel en tête, sur la route de Bruxelles, et avec lui la foule des blessés, des hommes isolés, des équipages.

Mais en même temps les vainqueurs périssent dans leur victoire, s’ils ne sont promptement soutenus. L’artillerie à brûle-pourpoint fait de larges trouées dans leurs rangs, comme le témoigne la foule de cuirasses que l’on ramassera sur le plateau percées à la poitrine et au dos par l’énorme trou des boulets. Nos cavaliers, le sabre teint de sang, tourbillonnent ; ils se croisent, ils se partagent, ils se rallient, ils se précipitent de nouveau dans ce labyrinthe de baïonnettes et s’y fraient un chemin. Sans souci d’eux-mêmes, ils entourent l’ennemi comme ses propres troupes. Maîtres du plateau, ils y sont en spectacle aux trois armées française, anglaise, prussienne. De moment en moment, ils attendent que notre infanterie vienne s’établir sur le terrain conquis. Ney voit périr les siens au milieu de son triomphe. Il envoie son aide-de-camp, le colonel Heymès, à Napoléon pour demander cette infanterie sans laquelle la victoire va lui échapper. L’aide-de-camp trouve Napoléon revenu en