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persistait encore chez lui ; elle l’empêchait de voir ce qui devenait évident. En proie à cette perplexité, il hésitait à faire un mouvement quelconque, qui, il le sentait, ne pouvait manquer d’être décisif. Voilà pourquoi, partagé jusqu’au dernier instant entre des résolutions contraires dans cette matinée suprême du 18, il n’avait mis son armée en marche qu’entre six et sept heures, attendant des instructions, des lumières qui ne devaient pas venir. Le général Gérard, le plus désespéré de ces délais, ne put même partir qu’à huit heures.

Ici se répéta la même erreur qu’en partant de Ligny. Une fois que Grouchy s’était fixé sur la direction de Wavre, il avait deux moyens d’arriver à ce but. Une route s’ouvrait à lui sur la gauche, qui, passant à Mont-Saint-Guibert, offrait l’immense avantage de le tenir plus rapproché de deux lieues de l’armée française, avec laquelle il resterait nécessairement en communication. Par cette route, il arriverait plus vite, plus sûrement à Wavre, et dans tout le parcours il tendrait la main aux corps français engagés avec les Anglais. Il y avait une autre route, celle de Sart-les-Walhain, plus longue, qui l’éloignait de deux lieues de Napoléon, mais qui le rapprochait d’autant de la direction imaginaire qu’il attribuait à l’armée prussienne. C’est cette seconde route que Grouchy avait malheureusement choisie. Il y marchait en une seule colonne, flanquée à gauche par la division de cavalerie du général Vallin.

À onze heures et demie, Grouchy, toujours plus incertain à mesure que l’événement approche, arrive à Walhain-Saint-Paul. Là, pendant que les troupes traversent le village, il s’arrête dans une maison. Pour tromper l’anxiété qui le ronge, il s’assied à table avec cette sorte d’indifférence qui saisit quelquefois les hommes accablés d’un trop lourd fardeau, et les jette dans une torpeur fatale à l’approche des grandes crises. Il mangeait des fraises, lorsqu’un officier entre dans la salle. Cet officier s’écrie qu’en se promenant dans le jardin de la maison, il a cru entendre sur la gauche le sourd retentissement du canon. On se lève, on court à l’endroit indiqué. Les officiers appliquent l’oreille contre terre. Le bruit augmente ; on ne peut plus s’y tromper : cinq cents bouches à feu font trembler le sol. « C’est une nouvelle bataille de Wagram, » dit Grouchy ; mais aucun ordre nouveau ne suit ces paroles.

À ce moment s’approche le général Gérard. Depuis deux jours, il évitait tout entretien avec Grouchy, dont les fausses manœuvres le navraient et le consternaient. Cependant alors il l’interpelle, il éclate, et ses paroles doivent être conservées pour son éternel honneur : « C’est au feu qu’il faut marcher, car on ne sait plus même où sont les Prussiens. C’est sur le champ de bataille seulement qu’on est certain de les trouver. La cavalerie de Vallin, qui est sur les flancs, est plus proche du canon ; elle ouvrira le chemin. Le 4e corps dé-