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donnèrent aux carrés de la garde le temps de sortir du ravin de la Haie-Sainte.

Sur la droite anglaise, la brigade de Vandeleur descend au trot vers les clôtures d’Hougoumont; elle refoule les tirailleurs sur la ligne de retraite. Là, l’aile gauche française, séparée de la droite par des hauteurs, n’avait pas vu le débordement des Prussiens. Elle s’obstinait autour des ruines d’Hougoumont. Quand elle se retira, elle le fit d’abord lentement, ne soupçonnant pas le désastre. La cavalerie légère de Piré s’éloigna au pas sans même être inquiétée. Si le général Reille eût pu imaginer ce qui se passait à la droite et au centre, au lieu de venir fondre ses colonnes dans la partie déjà désorganisée de l’armée, sur la route de Charleroi, il eût fait sa retraite par la route de Nivelle.

Cependant la cavalerie anglaise était déjà harassée par ses charges; elle s’était désunie et mêlée aux fuyards. Le désastre était contagieux même pour les vainqueurs. Déjà les généraux qui commandaient cette cavalerie s’étonnaient de se voir si loin seuls en avant de la ligne anglaise. Ils n’étaient pas sans inquiétude au milieu de leur triomphe. Ils arrêtèrent leurs escadrons pour attendre l’infanterie qui les suivait.

La première qui les atteignit fut la brigade d’Adam, formée sur quatre rangs, comme dans l’extrême danger; elle marchait sur la gauche anglaise de la route. Alors les deux armées, réunies sur les hauteurs de la Belle-Alliance, se jetèrent successivement sur les carrés de la garde. Les ennemis étaient si nombreux qu’ils se frappaient et se canonnaient les uns les autres. En arrivant près de la Belle-Alliance, les troupes anglaises d’Adam tombent dans la ligne de feu d’une batterie prussienne. Le 18e de hussards britanniques sabre un régiment allemand; mais à la fin ils se reconnaissent : tous se ruent sur les carrés de la vieille garde qui subsistent encore.

Ces carrés servaient de refuge aux généraux qui n’avaient plus de soldats; ils s’ouvraient surtout pour recevoir les drapeaux que l’on venait de toutes parts leur confier. C’étaient autant de citadelles où s’abritait ce qui faisait l’âme de l’armée, et il est certain que, dans cette journée, où presque tout le matériel fut perdu, les drapeaux furent sauvés avec la religion militaire des vingt dernières années. Il fallut démolir les carrés homme à homme, et même ils ne furent pas rompus par une attaque combinée. Nul régiment, nulle brigade ennemie ne s’attribue l’honneur d’avoir brisé leurs rangs. Ils ne cédèrent qu’à la pression des trois armées anglaise, prussienne et même française, qui s’amassaient sur eux de tous les points de l’horizon, car le poids des fuyards les écrasa autant que celui des vainqueurs.