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— Bonjour, mes braves, répondit l’aubergiste en grimaçant un sourire ; puis d’une voix grasse il demanda : — Rien de neuf ?

— Ma foi, non ! dit Kasper ; voici l’hiver, le temps du sanglier.

Tous deux alors, posant leur carabine dans l’angle de la fenêtre, à portée de la main, s’assirent en face de leur père, qui tenait le haut bout de la table. En même temps ils burent en disant : À notre santé ! ce qu’ils avaient toujours soin de faire.

— Ainsi, dit Materne en se retournant vers le gros homme comme pour reprendre la suite d’une conversation interrompue, vous pensez, père Dubreuil, que nous n’aurons rien à craindre au bois des Baronies, et que nous pourrons chasser tranquillement le sanglier.

— Oh ! pour ça, je n’en sais rien ! s’écria l’aubergiste ; seulement jusqu’à présent les alliés n’ont pas encore dépassé Mutzig, et puis ils ne font de mal à personne : ils reçoivent tous les gens de bonne volonté pour combattre l’usurpateur.

— L’usurpateur ! Qu’est-ce donc ?

— Hé ! Napoléon Bonaparte,… l’usurpateur,… c’est connu… Regardez un peu au mur.

Il leur désignait une grande pancarte de papier collée à la muraille, près de l’horloge. — Regardez cela, et vous verrez que les Autrichiens sont nos véritables amis.

Les sourcils du vieux Materne se rapprochèrent ; mais, réprimant aussitôt ce tressaillement : — Bah ! fit-il ; mais je ne sais pas lire.

Alors le vieux cabaretier, appuyant ses deux grosses mains rouges et replètes aux bras de son fauteuil, se leva en soufflant comme un veau, et alla se poser devant la pancarte, les bras croisés sur sa croupe énorme ; puis d’un ton majestueux il lut une proclamation des souverains alliés, déclarant qu’ils faisaient la guerre à Napoléon en personne et non pas à la France, en conséquence de quoi tout le monde devait se tenir tranquille, sous peine d’être brûlé, pillé et fusillé. Les trois chasseurs écoutaient en se regardant d’un œil étrange.

— Et d’où tenez-vous cela ? demanda Kasper.

— Mon garçon, c’est affiché partout.

— Eh bien ! ça nous fait plaisir, dit Materne en posant la main sur le bras de Frantz, qui se levait les yeux étincelans. Tu veux du feu, Frantz, voici mon briquet.

Frantz se rassit, et le vieux reprit doucement : — Et nos bons amis les Autrichiens ne prennent rien à personne ?

— Tous les gens tranquilles n’ont rien à craindre ; mais ceux qui se lèvent, on leur prend tout, et c’est juste : il ne faut pas que les bons pâtissent pour les mauvais. Ainsi, vous par exemple, au lieu de vous faire du mal, on vous recevrait très bien au quartier-général des alliés. Vous connaissez le pays, vous serviriez de guides, et l’on vous paierait grassement.