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les ordres de l’empereur pleuvent sur Ney à mesure qu’il lui est plus impossible de les exécuter. Napoléon agit à ce moment en homme qui a trop tardé à donner ses ordres. Il les renouvelle, il les multiplie, comme si par là il regagnait le temps perdu.

Le duc de Wellington vient de recevoir une nouvelle division entière, celle de Cook. Elle élève maintenant ses forces à 31,643 hommes, dont une grande partie de troupes fraîches, et soixante-huit canons. Ney n’a toujours que ses 20,000 hommes, déjà harassés par six heures de combat, et dont il faut défalquer les blessés et les morts.

En présence de cette marée montante d’ennemis et de ces ordres répétés, de plus en plus pressans, de Napoléon, que l’on se figure ce qui se passa dans l’esprit du maréchal Ney, lorsqu’appelant à soi le corps de d’Erlon, qu’il attendait de minute en minute, le chef d’état-major Delcambre lui asséna cette réponse : que le corps tout entier a été dirigé à plus de deux lieues et demie, qu’il ne faut plus compter sur ces 20,000 hommes formant la moitié de ses troupes ! C’est là un de ces momens où un caractère de fer peut être ébranlé. Il est constant qu’à cette nouvelle le maréchal Ney fut saisi d’un violent désespoir. Au milieu des boulets qui ricochaient autour de lui, il s’écria : « Vous voyez ces boulets ; je voudrais qu’ils m’entrassent tous dans le corps. » Et ce qui causa ce désespoir à un pareil homme, ce ne fut pas la nécessité où il pourrait être de faire quelques pas en arrière jusqu’à Frasnes, ce fut la crainte de laisser ouverte à l’ennemi la voie de communication des Quatre-Bras à Sombref ; car non-seulement il ne pourrait porter à l’empereur le concours que celui-ci demandait, mais il allait se trouver en péril de le laisser accabler par l’intervention de l’armée anglo-belge. Au lieu du détachement français qui devait apporter la victoire décisive à Ligny, Napoléon verrait donc déboucher sur sa gauche les colonnes anglaises, belges, hollandaises, dont Ney allait être impuissant à arrêter le débordement. Ney sentit alors qu’il serait responsable d’un immense désastre. Il aperçut le 16 comme une sorte de Waterloo dont il serait le Grouchy. Ce sombre pressentiment ne fit que redoubler son énergie ; il dit à Kellermann : « Mon cher général, il faut ici un grand effort ; il faut enfoncer cette masse d’infanterie ; il s’agit du salut de la France. Partez ! Je vous fais soutenir par toute la cavalerie de Piré. »

Kellermann, à la tête de ses cuirassiers, charge sur la route qu’enfile une batterie anglaise : il perce plusieurs lignes ; mais la route est bientôt couverte des cadavres des assaillans. Ce grand effort a été inutile. La charge se rompt. Kellermann, dont le cheval a été tué, reste quelque temps à la merci des ennemis. Il leur échappe, à pied, en se suspendant aux mors des chevaux de deux de ses cuirassiers.