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vaquer à Ligny, au milieu des carrés de sa garde. Là pas un mouvement de l’armée ennemie ne lui eût échappé ; il eût été à moins d’un quart de lieue de Bry, c’est-à-dire des masses prussiennes qui y étaient refoulées. À minuit, il eût entendu l’arrière-garde décamper à la suite des corps de Ziethen et de Pirch. S’il ne voulait pas poursuivre cette armée à outrance, que ne la tenait-il au moins sous ses yeux ? Ses regards auraient pu voir à travers les ténèbres dans lesquelles elle s’enveloppe. À Fleurus, il en sera tout autrement : trop éloigné, il n’apprendra rien que par intermédiaire, et sans doute ce sera trop tard pour agir ou même pour se décider. Il ne saura rien que par de lents rapports, qui ne sont pas même demandés. Aussi, lorsque le maréchal Grouchy vint le soir au quartier-général chercher des instructions, il ne put obtenir aucun ordre positif, excepté celui d’envoyer la cavalerie de Pajol et la division Teste sur la route de Namur. C’était la direction précisément opposée à celle que prenaient les Prussiens.

Chose nouvelle pour Napoléon que ce tranquille sommeil de Fleurus ! Il devait lui être funeste, car la disposition d’une armée victorieuse à s’endormir après la victoire est naturelle ; elle devient insurmontable pour peu que le général en chef la partage. Les vainqueurs sont enclins à dormir parce qu’ils sont aussi fatigués que les vaincus, et de plus ils n’ont rien à craindre. Au contraire les vaincus ont alors une activité fiévreuse ; la peur les éperonne et les empêche de fermer les yeux. Cette incroyable torpeur a été surtout condamnée par ceux qui en ont le plus profité. « Napoléon, disent-ils, se souvint trop alors de l’empereur et trop peu du général des guerres d’Italie. »

La nuit du 16 au 17 ne profita ainsi qu’à l’ennemi ; mais il sut en tirer un bien grand avantage, et l’on peut dire que c’est pendant cette longue nuit d’inertie que la fortune commença à se lasser et à passer des Français dans le camp opposé. Pendant que tout repose du côté des Français, tout est en mouvement chez les Prussiens. Le premier et le second corps se retirent par Tilly, ils y bivaquent quelques heures, s’étendant jusqu’à Gentinnes et Mellery, où le maréchal Blücher porte son quartier-général. L’arrière-garde ne sort de Bry qu’à minuit. Le jour était levé lorsque le 3e corps, celui de Thielmann, se déroba de Sombref en une seule colonne à moins de mille pas de nos avant-postes, qui semblèrent ne pas l’apercevoir. Ce corps arrive à Gembloux à sept heures ; voyant qu’il n’est pas poursuivi, il s’y repose jusqu’à deux heures après midi.

Ces mouvemens s’opèrent avec un tel ensemble, ils sont si peu entravés que l’ennemi a le temps d’en faire disparaître toutes les traces. Quand enfin on songea à poursuivre les Prussiens, on ne put ramasser ni un chariot, ni un débris de caisson, ni un prisonnier,