Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/475

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prodiges inutiles. Lorsque Niemcewicz parlait d’indépendance, on lui répondait par les traités de 1815; lorsque Varsovie tombait sous l’effort des armes russes, lord Palmerston lui disait : « Il fallait prolonger la lutte, tenir au moins jusqu’à la fin d’octobre. » Lord Grey était plus franc dans un entretien avec Niemcewicz. Celui-ci lui adressait nettement cette question : « Eh bien! ferez-vous quelque chose pour nous? — Rien, » répondit lord Grey. La chute de Varsovie, sans être entièrement imprévue peut-être pour le négociateur polonais, lui inspirait une amertume profonde; elle mettait fin à sa mission, mais il lui restait encore à disputer, s’il le pouvait, quelque dernière marque de sympathie, à sauver quelques garanties, ne fût-ce que celles de 1815, à s’occuper surtout des émigrés. Il parcourait l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande; il organisait des meetings, des loteries, toute une agitation de bienfaisance en faveur de ses malheureux compatriotes. Il était le plénipotentiaire de l’exil, et dans ses relations, suivies avec esprit, ce volontaire de la diplomatie ne se refusait pas à l’occasion le mot piquant. Un jour, en 1833, au moment où l’empereur Nicolas était allé en Allemagne pour nouer cette alliance du Nord que la guerre d’Orient a brisée, Niemcewicz visitait lord Palmerston, et il lui parlait de tout ce mouvement allemand : « Je dois vous faire mes complimens de condoléance, milord, lui dit-il tout à coup; il paraît que vous êtes un peu en disgrâce à Saint-Pétersbourg. » Lord Palmerston sentit la fine raillerie, et répondit en souriant : « Peu m’importe leur faveur ou leur défaveur, j’irai toujours mon droit chemin. — Mais la Pologne? dit Niemcewicz. — Vous pouvez être certain, reprit le ministre anglais, que vous ne désirez pas plus que moi de voir la Pologne heureuse; mais on ne peut pas toujours faire ce qu’on désire. » Il fallait rester sur cette maigre consolation, dernier mot de la politique de l’Angleterre et de la mission du patriote polonais à Londres.

Ce n’est qu’en 1834 que Niemcewicz vint en France, et c’est là désormais qu’il vécut jusqu’au dernier jour. Il avait émigré pour la première fois en 1792; 1834 le trouvait encore exilé. Tout avait changé autour de lui en Europe et en France; il n’y avait que la pensée de sa vie qui fût restée en lui intacte et invariable; sa bonne humeur même survivait tout entière, et après avoir tout éprouvé, tout épuisé, après avoir vu tout manquer, il ne se croyait pas dispensé d’agir et de servir. C’est ce qu’il appelait gaiement « continuer le service, quoique sans uniforme, » faisant allusion à l’usage russe de laisser ou de retirer l’uniforme aux fonctionnaires destitués. Il modifiait à son usage le mot ancien et ne regardait comme possible pour le fils d’une patrie souffrante que le negotium cum dignitate. Quant au repos, il ne se le promettait qu’en Dieu, — et encore.