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pouvait prendre son essor qu’en des temps pareils, nourri de nos misères, caché dans nos ruines, et qui se trouva en ce moment avoir le tempérament de notre adversité. Il reçut les pleins pouvoirs de l’assemblée, impatiente de se démettre entre ses mains, et il devint le maître de la France dans le gouvernement provisoire ; car des cinq membres qui le composaient : Fouché, le général Grenier, Quinette, Caulaincourt, Carnot, le premier fut nommé président, et le pouvoir ne résida réellement qu’en lui. Admirez ici le vide fait par une longue servitude : après Napoléon, il ne resta que Fouché ! M. de Lafayette ne put même réussir à être un des cinq empereurs, comme on les appelait alors, tous les partis s’étant réunis pour exclure cet homme incommode, qui dans la ruine publique ne représentait que le droit et la justice. Lui-même accuse les anciens républicains de l’avoir repoussé comme ennemi des titres de l’ancienne et de la nouvelle noblesse. Craignaient-ils de se commettre avec lui parce qu’il leur rappelait leur passé dans ce qu’il avait de meilleur ? On reproche à Carnot de n’avoir pas été le cœur d’airain qu’il avait été autrefois ; mais que pouvait cette austère figure où l’héroïsme avait quelque chose de la placidité de la science ? Depuis quinze ans, son nom n’était plus prononcé. Avec notre faculté d’oublier, nous ne le connaissions plus. Où étaient ses partisans, ses compagnons, ses amis, tous ceux sur lesquels le souvenir eût pu agir encore ? Persécutés, foulés, on avait fait de leur nom une injure, et le peuple, pour lequel ils avaient sacrifié plus que la vie, les ignorait, ou, selon sa coutume, ajoutait à l’insulte. Comment ces hommes ensevelis vivans pouvaient-ils en une heure retrouver leur autorité ? Il ne suffit pas d’être forts, il faut encore que votre force ait quelque rapport avec ce qui vous entoure. Ils essayèrent de reparaître, mais timides, balbutiant comme les autres des phrases sur la licence, étonnés eux-mêmes de se voir si changés par l’ingratitude et l’outrage de deux générations.

Et ce n’étaient pas seulement les hommes de la révolution que l’empire avait désarmés ; tout ami de la liberté avait été compris dans le même anathème : ou niais ou jacobin. Nous avions sucé avec le lait le mépris, la peur, le dégoût de tout ce qui avait précédé l’origine sacrée, le 18 brumaire ; ce monde-là nous avait été dépeint cent fois comme un chaos plein de monstres, et s’il restait quelque représentant de l’héroïsme de ce temps-là, nous nous le montrions au doigt, il faisait peur. Lui-même se taisait sur un passé glorieux pour lui ; il semblait demander pardon au pays de l’avoir sauvé une fois. Comment de cette prostration, de cette humiliation des forts, de cette lapidation continue des meilleures renommées par toute une génération, aurait pu sortir une résolution héroïque ? Déjà les enfans commençaient à renier leurs pères.