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lui laisse seulement exécuter. Cette victoire suprême obtenue, il partira, il s’éloignera par-delà les mers. Tout ce qu’il veut, tout ce qu’il demande, c’est de donner par ce dernier triomphe un appui au gouvernement français pour négocier. Le général Bekker, entraîné, convaincu, se hâte de porter les propositions de son captif au gouvernement. Déjà les chevaux de bataille sont sellés dans la cour de la Malmaison. Chacun se prépare à courir aux armes. Napoléon attend ; il reprendra le commandement ou partira pour l’exil. Trois heures se passent dans cette incertitude entre le trône reconquis et le bannissement.

Napoléon crut-il sérieusement que sa proposition avait une seule chance d’être acceptée de la part de ceux qui déjà l’avaient mortellement offensé ? C’est donc qu’il voulut espérer contre toute évidence. Commander, pour lui c’était régner, et s’il ne se donnait pas la peine de reprendre le pouvoir de vive force, comment pouvait-il imaginer que ses adversaires le lui rendissent par complaisance ? Déjà ils l’avaient trop frappé pour ne pas craindre en lui le pire des ennemis. Il semble que cette proposition ne fut qu’un de ces splendides changemens de scène dont il amusait alors son imagination et celle des autres sans y attacher fortement son esprit. On dit pourtant que Carnot fut d’avis de lui rendre le commandement, mais il fut le seul. Fouché repoussa la prière de son ancien maître avec un persiflage insultant, Davoust avec une grossièreté soldatesque : « Votre Bonaparte ne veut pas partir. Il faudra bien qu’il nous débarrasse de lui. S’il ne part à l’instant, je l’arrêterai moi-même. »

Ces paroles sont rapportées à Napoléon, et il répond qu’il est prêt à tendre la gorge. Plusieurs années après, dans le silence de Sainte-Hélène, revenant sur ces événemens, il dicta en quelques mots la défense de Davoust, comme s’il n’avait attaché lui-même que peu d’importance et nul regret au refus d’une proposition qu’il n’avait pas jugée très sérieuse. Quand lui-même cédait et s’abandonnait aux circonstances avec une si grande facilité, il s’armait d’indulgence pour ceux qui y cédaient, comme lui. Il avait un si grand respect de la force, sa seule divinité, qu’on ne le surprit jamais à blâmer sévèrement quelqu’un d’y avoir cédé. D’ailleurs il était trop bon calculateur pour ne pas savoir que ce qu’il avait demandé ne lui serait pas accordé. L’empire, une fois abandonné, se reprend ; il ne se donne plus. S’il était résolu à reprendre le commandement, ce n’est pas la complaisance de Fouché qu’il fallait invoquer : il n’avait qu’à se porter avec ses aides-de-camp vers le premier rassemblement de troupes, elles l’eussent mis sur le pavois ; mais, comme disait celui de ses familiers qui le connaissait le mieux, la peur de tout compromettre s’était emparée de lui : la même irrésolution qu’il avait montrée dans les champs de Ligny, le lendemain de la bataille, reparaissait