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les hordes s’arrêtèrent. En souvenir de cet événement, on ne la détruit pas. « Toujours, nous dirent les pères, la protection de Dieu s’est étendue sur le couvent. Malgré les persécutions et le martyre de près de sept mille cénobites, jamais les richesses ne furent pillées, jamais l’église ni le sanctuaire du buisson ardent ne furent violés. » Aujourd’hui les religieux n’ont rien à craindre. Un revenu de 3 millions de piastres en Roumélie, de grandes terres en Égypte, les présens des souverains de religion grecque, les rendent riches et puissans, et toute la péninsule leur appartient au moins nominalement. Cette possession date de Mahomet. Le prophète n’avait pas encore soumis l’Arabie à sa croyance et à ses lois, lorsqu’il vint à la montagne de Moïse pour vénérer la mémoire de ce patriarche. Il y reçut des moines un accueil hospitalier et leur témoigna sa reconnaissance. « Si vous devenez puissant, dirent-ils, que nous donnerez-vous ? » Mahomet noircit sa main et frappa de son empreinte une peau de gazelle en s’écriant : « Je vous donne tout ce que vous demanderez dans cette peau. » L’imposition de la main tenait lieu de signature. Les religieux tracèrent sur le blanc seing ces mots : « la péninsule du Sinaï. » Ce singulier titre de propriété est à Constantinople, et, exemple unique dans les couvens chrétiens, le souvenir du prophète est resté cher aux moines[1].

Après ces explorations diverses, on nous invita à prendre du repos dans la chambre réservée aux étrangers. Des limonades et des confitures nous furent offertes ; mais nos mules nous attendaient à la poterne, et bientôt nous entreprîmes l’ascension de l’Horeb sous la conduite des pères. On peut suivre jusqu’à trois quarts d’heure du sommet un chemin taillé en lacet sur les flancs du mont par les ordres d’Abbas-Pacha. Ce prince sauvage et fanatique, pour échapper aux regards des Européens, qu’il abhorrait, s’était pris de passion pour le désert. Dès son avènement, il s’y était bâti un palais, l’Abbassieh, qui fut le point de départ de notre caravane. Se jugeant trop près encore du Caire, il se réfugia dans une forteresse située entre cette ville et Suez ; bientôt il résolut d’élever un nouveau palais au Sinaï. Cette résolution étrange lui fut inspirée, dit-on, par une arrière-pensée politique. Voulant fermer l’Égypte à l’Europe, la rendre indépendante de la Turquie, il visait à se concilier les tribus de l’Arabie, et, s’il échouait dans ses folles entreprises, à se créer un refuge parmi elles. Ce projet fut exécuté à la turque ; les Bédouins et leurs chameaux, mis à contribution, commencèrent, à travers

  1. Il y a au Sinaï vingt-quatre pères et près de soixante-dix frères servans, sans compter un millier de serfs musulmans, vivant, à la manière des Arabes, dans la montagne. Ces serfs sont d’origine chrétienne ; ils descendent de familles valaques et égyptiennes envoyées par Justinien pour servir le monastère.