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été émerveillée, et Louise n’aurait pas manqué d’admirer ces longues gerbes de givre, ces festons scintillant, comme le cristal, aux rayons de la pâle lumière ; mais alors leur âme était pleine d’inquiétude, et d’ailleurs, lorsqu’ils furent entrés dans la gorge, toute clarté disparut, et les cimes des hautes montagnes restèrent seules éclairées de distance en distance. Comme ils marchaient ainsi depuis un quart d’heure en silence, Catherine ne put y tenir davantage, et s’écria : — Docteur Lorquin, maintenant que vous nous tenez dans le fond du Blanru et que vous pouvez faire de nous tout ce qu’il vous plaît, m’expliquerez-vous enfin pourquoi on nous entraîne malgré nous ? Jean-Claude est venu me prendre, il m’a jetée sur cette botte de paille,… et me voilà !

— Hue, Bruno ! fit le docteur ; puis il répondit gravement : — Cette nuit, Catherine, il nous est arrivé le plus grand des malheurs… Il ne faut pas en vouloir à Jean-Claude, car, par la faute d’un autre, nous perdons le fruit de tous nos sacrifices !

— Par la faute de qui ?

— De ce malheureux Labarbe, qui n’a pas gardé le défilé du Blutfeld… Il est mort en faisant son devoir ; mais cela ne répare pas le désastre, et si Piorette n’arrive pas à temps pour soutenir Hullin, tout est perdu ; il faudra quitter la route et battre en retraite.

— Comment ! le Blutfeld a été pris ?

— Oui, mère Catherine. Qui diable aurait jamais pensé que les Autrichiens entreraient par là ? Un défilé presque impraticable pour les piétons, encaissé entre des rochers à pic, où les pâtres eux-mêmes ont de la peine à descendre avec leurs troupeaux de chèvres. Eh bien ! ils ont passé là deux à deux ; ils ont tourné la Roche-Creuse,… ils ont écrasé Labarbe, et puis ils sont tombés sur Jérôme, qui s’est défendu comme un lion jusqu’à neuf heures du soir ; mais à la fin il a bien fallu se jeter dans les sapinières et laisser le passage aux kaiserlicks. Voilà le fond de l’histoire. C’est épouvantable. Il faut qu’il y ait eu dans le pays un homme assez lâche, assez misérable pour guider l’ennemi sur nos derrières et nous livrer pieds et poings liés… Oh ! le brigand ! s’écria Lorquin d’une voix frémissante, je ne suis pas méchant ; mais s’il me tombait sous la patte, comme je vous le disséquerais !… Hue, Bruno ! hue donc !

Les partisans marchaient toujours sur le talus sans rien dire, comme des ombres. Le traîneau se reprit à galoper, puis sa marche se ralentit : le cheval soufflait.

— Par bonheur, ajouta le docteur, dix minutes avant l’attaque, un homme de Marc Divès, un contrebandier, Zimmer, l’ancien dragon, était arrivé ventre à terre nous prévenir. Sans cela nous étions perdus. Il est tombé dans nos avant-postes après avoir traversé un