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— Nous voilà, dit le docteur, revenus aux temps des Triboques, Ces murs-là ont plus de deux mille ans. Il a dû couler une bonne quantité d’eau des hauteurs du Falkenstein et du Grosmann par la Sarre au Rhin depuis qu’on n’a pas fait de feu dans cette tour.

— Oui, répondit Catherine comme au sortir d’un rêve, et bien d’autres que nous ont souffert ici le froid, la faim et la misère. Qui l’a su ? Personne. Et dans cent, deux cents, trois cents ans, d’autres peut-être viendront encore s’abriter à cette même place. Ils trouveront comme nous la muraille froide, la terre humide. Ils feront un peu de feu. Ils regarderont comme nous regardons, et ils diront comme nous : Qui a souffert avant nous ici ? Pourquoi ont-ils souffert ? Ils étaient donc poursuivis, chassés comme nous le sommes, pour venir se cacher dans ce misérable trou ? Et ils songeront aux temps passés, et personne ne pourra leur répondre !

Jean-Claude s’était rapproché. Au bout de quelques secondes, la vieille fermière, relevant la tête, se prit à dire en le regardant : — Eh bien ! nous sommes bloqués… L’ennemi veut nous prendre par la famine !

— C’est vrai, Catherine, répondit Hullin. Je ne m’attendais pas à cela. Je comptais sur une attaque de vive force ; mais les kaiser-licks n’en sont pas encore où ils pensent. Divès vient de partir pour Phalsbourg ; il connaît le commandant de place,… et si l’on envoie seulement quelques centaines d’hommes à notre secours…

— Il ne faut pas compter là-dessus, interrompit la vieille femme. Marc peut être pris ou tué par les Autrichiens, et puis, à supposer qu’il parvienne à traverser leurs lignes, comment pourra-t-il entrer à Phalsbourg ? Vous savez bien que la place est assiégée !

Alors tout le monde resta silencieux. Hexe-Baizel apporta bientôt la soupe, et l’on fit cercle autour de la grande écuelle fumante.


XXI.

Catherine Lefèvre sortit de l’antique masure vers sept heures du matin. Louise et Hexe-Baizel dormaient encore : mais le grand jour, le jour splendide des hautes régions, remplissait déjà les abîmes. Au fond, à travers l’azur, se dessinaient les bois, les vallons, les rochers, comme les mousses et les cailloux d’un lac sous le cristal bleuâtre. Pas un souffle ne troublait l’air, et Catherine, en face de ce spectacle immense, se sentit plus calme, plus tranquille que dans le sommeil même. — Que sont nos misères d’un jour, se dit-elle, nos inquiétudes et nos souffrances ? Pourquoi fatiguer le ciel de nos gémissemens ? pourquoi redouter l’avenir ? Tout cela ne dure qu’une seconde : nos plaintes ne comptent pas plus que le soupir de la cigale en automne ; est-ce que ses cris empêchent l’hiver d’arriver ?