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grie, ils restaient perdus dans une rêverie sans fin. Parfois ils se regardaient les uns les autres d’un œil étincelant, comme prêts à se dévorer ; puis ils redevenaient calmes et mornes.

Lorsque le corbeau de Yégof, volant de cime en cime, s’approchait de ce lieu de malheur, le vieux Materne épaulait sa carabine ; mais aussitôt l’oiseau de mauvais augure s’éloignait à tire-d’aile en poussant des croassemens lugubres, et le bras du vieux chasseur retombait inerte. Et comme si l’épuisement de la faim n’eût pas suffi pour combler la mesure de tant de misères, les malheureux n’ouvraient la bouche que pour s’accuser et se menacer les uns les autres. — Ne me touchez pas, criait Hexe-Baizel d’une voix de fouine à ceux qui la regardaient ; ne me regardez pas, ou je vous mords !

Louise délirait ; ses grands yeux bleus, au lieu d’objets réels, ne voyaient plus que des ombres voltiger sur le plateau, raser la cime des buissons et se poser sur la vieille tour. — Voici des vivres ! disait-elle. — Alors les autres s’emportaient contre la pauvre enfant, criant avec fureur qu’elle voulait se moquer d’eux et qu’elle prît garde ! Jérôme seul restait encore parfaitement calme ; mais la grande quantité de neige qu’il avait bue pour apaiser le déchirement de ses entrailles inondait tout son corps et sa face osseuse de sueur froide. Le docteur Lorquin avait noué un mouchoir autour de ses reins, et le serrait de plus en plus, prétendant satisfaire ainsi son estomac. Il s’était assis contre la tour, les yeux fermés ; d’heure en heure, il les ouvrait, disant : — Nous en sommes à la première, à la seconde, à la troisième période. Encore un jour, et tout sera fini ! — Alors il se mettait à disserter sur les druides, sur Odin, Brahma, Pythagore, faisant des citations latines et grecques, annonçant la transformation prochaine de ceux du Harberg en loups, en renards, en animaux de toute sorte. — Moi, criait-il, je serai lion, je mangerai quinze livres de bœuf par jour ! — Puis se reprenant : — Non, je veux être homme, disait-il, je prêcherai la paix, la fraternité, la justice ! — Les garçons de Materne, accroupis dans les broussailles, la carabine à l’épaule, semblaient attendre le passage d’un gibier qui n’arrivait jamais. L’idée de l’affût éternel soutenait leurs forces expirantes. D’autres, repliés sur eux-mêmes, grelottaient et se sentaient dévorés par la fièvre : ils accusaient Jean-Claude de les avoir conduits au Falkenstein. Hullin, avec une force de caractère surhumaine, allait et venait encore, et regardait ce qui se passait dans les vallées d’alentour sans rien dire. Il s’avançait parfois jusqu’au bord de la roche, puis revenait en murmurant : — Rien, rien !

Or à la fin de ce dix-neuvième jour, entre quatre et cinq heures du soir, le temps s’était assombri ; de gros nuages marbrés s’élevaient derrière la cime blanche du Schnéeberg. Le soleil, rouge comme un boulet qui sort de la fournaise, jetait quelques éclairs