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génieux et subtil, aux dernières années du XVIIe siècle, n’était venu en répandre parmi la foule, non pas certainement les doctrines abstraites, mais les conséquences trop réelles. Cet esprit, c’est Pierre Bayle. La critique est son arme ; il juge, il décompose, il dissout tout ce qu’il touche. À le voir flotter dans le monde des idées, poursuivre partout les nuances, soutenir quelquefois le pour et le contre, défendre et condamner tour à tour la même cause, il est impossible de ne pas admirer la finesse de cette intelligence qui sait apercevoir si délicatement tous les aspects des choses ; mais comment ne pas l’accuser aussi de scepticisme ? Soldat dévoué de la tolérance, c’est au nom du scepticisme qu’il soutient cette grande cause, au lieu de combattre au nom des droits de la conscience et du respect de l’âme humaine. Prenez garde pourtant, ce scepticisme est d’une espèce particulière : Bayle se rattache à Spinoza. Sans admettre les formules géométriques du philosophe hollandais (rien ne serait plus opposé à sa tournure d’esprit), il adopte maintes conséquences du système. Le spinozisme en un mot lui fournit des argumens pour démontrer la faiblesse de l’esprit humain et par conséquent la vanité des croyances altières, le néant des convictions intolérantes ; c’est à ce titre que le spinozisme ne lui déplaît pas. « Quel bonheur pour l’humanité, s’est-il écrié un jour, si le roi Louis XIV était spinoziste ! » La révocation de l’édit de Nantes, les conversions forcées, les dragonneries, toutes les hideuses applications du compelle intrare, eussent été impossibles. Voilà ce que Bayle voulait dire, voilà dans quel sens et dans quelles limites ce sceptique est un disciple de Spinoza ; il n’en est pas moins vrai que le subtil critique, une fois en relation avec le philosophe de Rotterdam, lui fait de nombreux emprunts, et, s’inspirant, non de ses paroles, mais de son esprit, introduit dans la littérature de son temps maintes idées séduisantes et funestes. Son influence est telle que le grand philosophe de cette période et l’un des plus vastes génies du monde moderne, Leibnitz, est sans cesse préoccupé du besoin de la combattre. Parcourez tous les écrits philosophiques et religieux des vingt dernières années du règne de Louis XIV, vous verrez que la critique de Bayle y obsède, pour ainsi dire, l’intelligence des penseurs, mais nulle part cette obsession n’est plus visible que chez Leibnitz : « M. Bayle a dit, M. Bayle affirme, on lit chez M. Bayle… » Ces préoccupations le suivent partout. Il y a tel ouvrage du grand philosophe qui n’existerait pas sans la nécessité de réfuter celui qu’il appelle continuellement, avec une estime mêlée de crainte, l’un des esprits les plus pénétrans, les plus déliés, un des plus habiles gens de notre siècle. Il n’attaque pas seulement l’action du publiciste, il le réfute encore après qu’il a quitté le champ de bataille. Bayle venait de mourir en 1706, quand Leib-