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tout tournera toujours pour le mieux en général,… quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châtiment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mauvaises. »


Que Leibnitz ait écrit ces prophétiques paroles, qu’il ait annoncé et justifié d’avance la révolution de 89, ce n’est pas là ce qui me frappe le plus dans cette page éloquente ; Catinat disait aussi clairement, aussi énergiquement que le grand philosophe : « Il n’y a qu’un comble extrême de désordre qui puisse ramener l’ordre dans ce royaume, » et l’on sait que Vauban a prononcé plus d’une fois une sentence toute semblable. Ce qui m’émeut ici plus encore que le pressentiment d’un avenir sinistre, c’est ce douloureux regard sur le passé. Je lis dans le cœur de Leibnitz la pensée qu’il n’exprime pas, mais qui est manifestement la cause secrète de ces accens inattendus. « Quoi ! semble-t-il dire, après Descartes, après Arnauld, après Bossuet, après Malebranche, après tant de savans hommes qui ont marché sur leurs traces, après tant de découvertes immortelles dans le monde de la pensée pure, voilà où nous en sommes ! » Or voyez si le rapprochement que j’ai fait ne s’offre pas d’une manière saisissante à tout observateur impartial. Qu’on ouvre le livre le plus considérable publié dans ces derniers temps sur la philosophie religieuse, un livre spécialement consacré aux problèmes qui agitent notre siècle, aux maladies qui le tourmentent, aux dangers qui le menacent, on y trouvera une plainte exactement pareille à la plainte de Leibnitz.

L’auteur examine notre situation philosophique, et voyant tous les systèmes de nos jours, ceux-là mêmes qui sont le plus opposés les uns aux autres, systèmes écossais ou allemands, protestans ou catholiques, sceptiques ou panthéistes, matérialistes ou ultramontains, concourir par des moyens divers à une même œuvre, qui est d’effacer dans les âmes l’idée d’un Dieu personnel, et par conséquent de détruire aussi la personne humaine avec ses droits et ses devoirs, il s’écrie douloureusement : « Voilà donc où nous en sommes après un demi-siècle de travail et d’efforts ! Est-ce pour en venir là que s’est opéré ce grand mouvement de renaissance qui signala d’une façon si glorieuse les commencemens du siècle où nous vivons ? Avec quelle ardeur et quel enthousiasme ce siècle s’élance dans la carrière ! De l’héritage du passé il accepte tous les instincts généreux, il ne répudie que le matérialisme et l’esprit d’impiété. À l’idéologie étroite et mesquine de Condillac succède une philosophie plus élevée et plus large qui, s’inspirant tour à tour de Leibnitz, de Thomas Reid, de Platon, ranime la tradition de la haute métaphysique et aspire à comprendre et à concilier toutes les grandes pen-