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« Il est près de midi. Elle est seule. Tout le matin, elle a été pensive, se parlant à elle-même. La famille s’en est aperçue, mais n’en a rien dit. Seule dans sa chambre, elle prend dans un tiroir secret un petit écrin, et dans cet écrin un livre à fermoirs doré sur tranches. Les fermoirs sont usés, la dorure est rougie, la reliure est fanée par un long usage. Sa main tremble en l’ouvrant. D’abord elle lit son nom écrit sur la feuille blanche, rien que son nom de baptême, « Agnès, » et la date. Il y a précisément aujourd’hui soixante-huit ans qu’il fut écrit sur cette page, en lettres bien nettes, tracées par une main jeune et forte, — avec un léger frisson pourtant, comme si le cœur eût battu trop vite. Elle est bien usée, la chère vieille bible. Elle s’ouvre d’elle-même au quatorzième chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Il y a là un carré de papier plié dont les extrémités touchent au premier et au vingt-septième verset de ce chapitre. Elle ne voit ni l’un ni l’autre ; elle lit les deux versets dans son âme : Que votre cœur ne se trouble pas ; vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. — Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Puis elle ouvre le papier. Il y a dedans un peu de poussière brune. On dirait les restes d’une fleur. Elle prend la précieuse relique dans sa main froide d’émotion. Une larme tombe sur la poussière et la transfigure. C’est une belle rose de printemps, à peine éclose, toute fraîche de rosée. Oh ! tante Kindly n’est plus vieille à présent, ce n’est plus tante Kindly ; c’est « sa douce Agnès, » telle qu’elle était à dix-huit ans, il y a soixante-huit ans de cela, un jour de mai que la nature entière avait revêtu sa robe de mariée, et que les fleurs joyeuses chantaient sur tous les tons l’hymne des épousailles de l’année. Son bien-aimé venait de placer cette rose dans sa main, tandis que sur sa joue candide le bon Dieu en faisait naître une autre, à peine éclose, fraîche de rosée comme la première. Le bras du jeune homme l’a entourée. Ses boucles brunes retombent sur l’épaule de son fiancé. Elle sent son souffle sur son visage, leurs lèvres se rapprochent, et, comme deux gouttes de rosée s’unissent dans la rose, leurs âmes se confondent dans la sainte communion de l’amour infini. C’est que le jeune homme doit partir pour un pays lointain. Ils penseront l’un à l’autre toutes les fois qu’ils regarderont l’étoile du nord. Elle lui a donné sa bible. Il a vu l’étoile du nord planer sur les tours de mainte ville étrangère ; mais il ne reviendra pas. Dieu a rappelé son âme à lui. — Agnès a vu revenir sa bible, pleine, comme toujours, de l’amour de Dieu, mais sans l’homme qu’elle aimait. Une page était pliée de manière à indiquer ces mots bénis de saint Jean, premier et vingt-septième versets du chapitre quatorzième. Elle y a mis la rose pour marquer le passage avec ce symbole de leurs jeunes amours. Aujourd’hui son âme est avec lui, — son âme de vierge avec son âme d’ange. Un jour ces deux âmes, comme les deux gouttes de rosée au sein de la rose printanière, se réuniront dans une immortelle alliance, et la vieillesse de la terre deviendra la jeunesse éternelle du royaume des cieux. »


C’est cet optimisme final, tenant de près aux vues religieuses de Parker, qui repose presque toujours son lecteur des émotions qu’il lui faut ressentir en s’abandonnant à cette ardente parole. Parker est