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des passages d’une difficulté extrême, ainsi que l’a remarqué Castil-Blaze dans son Histoire de l’Opéra en France. Pour exciter davantage la curiosité et l’intérêt du public, l’entrepreneur du théâtre Aliberti proposa à Porpora d’écrire un air avec accompagnement de trompette, où le jeune sopraniste napolitain aurait à lutter de bravoure avec l’instrumentiste allemand. Accédant au désir de l’impresario, Porpora mit dans son opéra le morceau qu’on lui avait demandé. L’air qui devait servir de champ clos aux deux virtuose, commençait par une ritournelle où se trouvait une note suspendue, confiée d’abord à la trompette, et que le chanteur devait reprendre ensuite ; puis venait le motif principal, que chacun des deux rivaux devait répéter tour à tour. Le trompette attaqua la note en question avec une douceur extrême, l’enflant successivement, la tenant suspendue au-dessus de l’accord, qui la portait un temps infini ; elle émerveilla le public. Farinelli, sans se déconcerter, saisit à son tour la balle au bond, comme on dit, caressa la note privilégiée, lui communiqua, piano, piano, la force, la chaleur et la vie, et la suspendit plus longtemps encore dans l’espace, comme un diamant de l’eau la plus pure qui éblouit l’oreille et l’imagination des auditeurs. Couvert d’applaudissemens frénétiques, Farinelli dut arrêter pendant quelques minutes la continuation du morceau. Il chanta ensuite la première partie de l’air avec un luxe de trilles et de caprices si étourdissant que la fermeté de l’artiste allemand en fut quelque peu ébranlée. L’instrumentiste cependant répondit au chanteur avec un talent qui balança le succès de son jeune et séduisant rival ; mais, lorsque Farinelli eut à redire la seconde partie de l’air, il lui fit subir de tels changemens, il l’enrichit de gorgheggi, d’étincelles et de mordenti si merveilleux, que le public enthousiasmé le proclama victorieux et lui décerna la palme. Le succès du sopraniste fut tel qu’on l’attendit à la sortie du théâtre et qu’on l’accompagna chez lui en poussant des cris d’admiration.

Nous ne suivrons pas le virtuose dont nous racontons la vie sur tous les théâtres et dans toutes les villes où il fut appelé après le succès éclatant qu’il avait obtenu à Rome. Il était à Vienne en 1724 et à Venise l’année suivante, où il parut dans la Didone abbandonata de Métastase, musique d’Albinoni, compositeur vénitien des plus féconds. Farinelli revint à Naples, où il excita une grande admiration dans une cantate dramatique de Hasse, qu’il chanta avec la Tosi, célèbre cantatrice de ce temps, qui possédait une belle voix de contralto. Après avoir été à Milan en 1726, puis à Rome, Farinelli se rendit à Bologne en 1727. Il y rencontra le sopraniste Bernachi, qui devait avoir sur sa carrière d’artiste la plus salutaire influence. Bernachi était un virtuose déjà célèbre, que ses contemporains avaient surnommé le roi des chanteurs. Élève de Pistochi, qui avait fondé à Bologne une école de chant très estimée, Bernachi a continué avec succès l’enseignement de son maître en formant à son tour un grand nombre de virtuoses distingués. Farinelli débuta à Bologne dans un opéra où il avait un duo à chanter avec Bernachi, dont la voix était sourde et médiocre. Le brillant élève de Porpora, qui n’avait qu’à montrer sa taille svelte et une charmante figure pour prévenir le public en sa faveur, commença par dérouler sur la phrase mélodique qui lui était confiée tout l’écrin de ses fioritures vocales, toutes les ingéniosités de sa fantaisie, qui lui avaient si bien réussi à Rome. Après un tumulte