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entrevu dès ce moment le pauvre douanier. Il avait salué d’avance des amis dans les hôtes inconnus du Sansouïre. N’allait-il pas retrouver une famille, une voix de femme à entendre, des compagnons de misère à consoler ? Mais si la chétive masure du rode n’allait pas convenir aux sauniers ! Elle avait quelque chose de lugubre qui pouvait bien empêcher les nouveau-venus de s’y installer, et, désireux de rendre le séjour du Sansouïre aussi agréable que possible, Alabert (c’était le nom du douanier) s’était efforcé de nettoyer, de raviver la maisonnette, de transformer la pauvre masure en une joyeuse demeure.

Les premières semaines que la famille du saunier passa au Sansouïre furent marquées pour elle par bien des journées laborieuses ; mais les nouveau-venus ne s’en plaignirent pas : le travail régulier représentait pour eux le vrai bonheur. L’été arriva, et un beau matin Caroubie donna le jour à une petite fille. Alabert fut son parrain, et il l’appela Manidette (fillette). Les sauniers n’eurent jamais d’autre enfant ; Manidette fut donc très choyée par la pauvre famille, dont elle était l’âme et la joie. On craignit plusieurs fois de la perdre, et comme l’affection se développe souvent en raison de la sollicitude qu’inspire l’être aimé, la frêle santé de Manidette accrut encore la tendresse qu’on avait pour elle.

À six ans, elle fut très malade. Caroubie la tenait sur ses genoux : il lui semblait que la mort ne viendrait pas la prendre dans ses bras, et elle la serrait convulsivement sur son cœur. Toute blanchie et ridée, Fennète se penchait sur ce pauvre petit être, comme pour lui insuffler le peu de vie qui lui restait. La bonne aïeule priait le ciel de prendre ses jours en échange de ceux de l’enfant bien-aimé. Assis devant le foyer, Berzile regardait avec angoisse sa mère, qui demandait à mourir et dont la mort ne voulait pas, son enfant, qui voulait vivre et que le trépas menaçait. C’était un jour d’hiver terne et pluvieux ; un triste feu de bouse s’éteignait sous les ondées qui tombaient par rafales, la girouette grinçait sur le toit, les aïgues hennissaient dans les pinèdes en secouant leur crinière mouillée, et les taureaux beuglaient en piétinant la lande. En ce moment, la porte de la masure s’ouvrit, et le douanier Alabert, à petits pas et retenant son souffle, entra dans la salle basse. Ses habits étaient trempés, et il tenait à la main une coquille appelée dans le pays, à cause de sa forme, oreille de madone. — La mer étant fort agitée ce matin, dit-il à voix basse à Caroubie pour ne pas tirer l’enfant de l’assoupissement où il était plongé, je suis allé voir sur la plage s’il ne s’y trouverait pas quelque oreille de madone pour porter bonheur à votre Manidette. — Et Alabert donna à la jeune femme le joli coquillage.