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ensanglanté par les broussailles, attachait de loin sur elle un triste regard.

La muselade venait de commencer ; les vedels, touchés légèrement par le trident d’un gardian à cheval, sortaient de la manade (troupeau), tandis que d’autres gardians, debout au milieu du cirque, les attendaient, les renversaient sur le sable en saisissant leurs cornes naissantes, et plaçaient le musel sur leurs naseaux. Dès que l’opération était finie, l’animal secouait son mufle si étrangement emprisonné, puis il s’enfuyait dans la pinède, où sa mère le rejoignait en beuglant. Les femelles, les yeux hagards, abritaient les derniers vedels contre leurs flancs haletans, et chaque fois qu’un gardian venait en toucher un nouveau, leurs longs mugissemens retentissaient dans les airs. Quelques-unes même, suivant leurs petits au milieu du Radeau, les léchaient tendrement, et regardaient avec menace les gardians qui les entouraient.

Dédaignant le premier acte de la muselade, où ne figurent que les plus jeunes vedels, Bamboche buvait sec et plaisantait avec une belle et provocante cabaretière qui faisait joyeusement circuler le pique-poul autour de la petite charrette. — Voilà le moment venu, dit le jeune gardian quand il vit qu’il ne restait à museler que de belles génisses et des vedels forts et trapus. — Pleins de méfiance et arrivés à l’âge où ils sont le plus dangereux, ces jeunes taureaux menaçaient de leurs cornes solides et pointues tous ceux qui les approchaient. C’était à Bamboche que devait revenir l’honneur de les museler.

Les paysans de la Camargue aiment à ce point les taureaux qu’ils ne manquent jamais, quoi qu’il arrive, de prendre fait et cause pour eux. Si un gardian est blessé, c’est un maladroit, il n’a que ce qu’il mérite, dit-on, et on le raille au lieu de le plaindre ; mais si, pour sauver sa vie, il blesse grièvement le palusin qui le menace, c’est une indignation générale : — Pauvre bête ! quelle barbarie ! s’écrie-t-on. Avec Bamboche, on n’avait jamais à redouter aucun accident de ce genre. Habile, souple, doué d’une force herculéenne, il mettait si rapidement le taureau sur le flanc que personne n’avait le temps de trembler pour l’un des deux adversaires. Avec lui, on était sûr que les opérations difficiles de la ferrade ou de la muselade se termineraient toujours d’une façon satisfaisante, et que dans les courses de taureaux, après avoir fait passer la foule, par mille émotions diverses, il la laisserait aussi enchantée de son adresse que de la valeur des palusins.

La sécurité est le plus grand plaisir que puisse procurer à ses spectateurs le héros d’une scène dangereuse. Aussi chaque muselade de Bamboche était-elle accueillie par des applaudissemens frénétiques.