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et sans regarder les rubans de feu que déroulait le soleil en se couchant dans la Méditerranée, sans se laisser effrayer par les évolutions des aïgues et des palusins qui bondissaient dans les marais, elle avançait, les yeux fixés sur la lande, comme pour mesurer l’espace qu’il lui restait à parcourir. Elle n’aurait point aperçu Bamboche, qui se trouvait assis sur la lisière d’un petit bois de pins, si un mystérieux avertissement du cœur ne lui eût fait tourner les regards de son côté. Le gardian était soucieux. Au timide salut de la jeune fille il répondit par une brusque question : — Avez-vous vu le Sangard ? demanda-t-il.

— Pécaïre ! répondit Manidette toute confuse, je ne sais pas même ce que c’est que le Sangard.

— Vous ne connaissez pas le Sangard ? reprit le gardian, le plus beau taureau de la Camargue ! On l’a surnommé le roi des marais, et j’étais fier de l’avoir dans ma manade. Lorsqu’on nous voyait arriver ensemble dans les courses, on applaudissait d’avance, car on savait bien qu’excepté Bamboche, tout le monde reculerait devant lui. Sangard n’a peur ni du trident ni du dondaïre. C’est le seul palusin qui ait une étoile blanche au milieu du front. Cette étoile est la marque d’un coup de trident que je lui donnai pour le renverser à sa ferrade. La plaie saigna abondamment, et les poils y repoussèrent blancs. Voyez-vous, doumaïselette, le gardian et le taureau qui ont lutté ensemble ressemblent à deux hommes qui se sont battus en duel : ils ont mesuré leurs forces, ils s’aiment et se respectent d’une certaine façon qui ne ressemble à aucune autre. Eh bien ! hier, aux arènes de Nîmes, ce taureau que j’aime comme un ami a été tellement criblé de banderillas par des toréador es espagnols, qu’il s’est échappé en mugissant, et que Drapeau, mon dondaïre, n’a pu le retrouver encore. Sangard est annoncé pour une course qui doit avoir lieu dimanche à Aigues-Mortes. De toute la Camargue, on doit aller nous voir courir ensemble. Manquer au programme, c’est manquer à l’honneur. On dira que j’ai peur. Si Sangard ne se retrouve pas d’ici à dimanche, vous pouvez prier Dieu pour moi.

Et, sans attendre la réponse, Bamboche enfourcha son aïgue. — Allons, Drapeau, en route ! , dit-il en se tournant vers un grand bœuf pacifique qui paissait dans le marais voisin. Et il s’éloigna dans la lande.

Quelques instans plus tard, comme elle approchait du Maset, Manidette vit une lourde masse noire se dessiner parmi les joncs, tandis que, sinistre comme un râle, un sourd beuglement interrompait le silence des landes. Elle pensa au Sangard et s’avança avec précaution vers le marécage. C’était bien en effet le taureau favori de