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baissée sur Bamboche, qui, impassible, l’attendait à une extrémité de l’arène. Personne ne respira ; mais le gardian avait si justement calculé le moment où l’animal arriverait sur lui, que, sans changer de place, il prit dans sa main gauche la corne qui l’effleurait, appuya fortement dessus, et, saisissant un des larges pieds de l’Enfer dans sa main droite, obligea l’animal à s’étendre tout de son long sur le sol. L’enthousiasme des spectateurs, ne se fit pas attendre. Ce furent des trépignemens, des bravos frénétiques qui interrompirent la course pendant un quart d’heure. — Pécaïre ! il pouvait être tué ! dit Manidette en frissonnant, et, tirant de son sein le scapulaire des saintes, elle fit à voix basse une courte prière. Drapeau vint en ce moment chercher l’Enfer, qui, confus et humilié, semblait un bloc de granit noir gisant au milieu de l’arène. Le geste de la jeune saunière n’avait pas échappé au gardian.

— Sans qu’il y paraisse sur son visage, Manidette sait mieux aimer que bien des femmes, se dit-il d’un air songeur en caressant le bon dondaïre, qui agitait sa sonnette pour faire relever l’Enfer.

Les courses se succédaient. Après avoir terrassé l’Enfer, Bamboche avait encore réduit à l’impuissance quelques autres taureaux ; mais le Sangard ne paraissait pas. Le moment de la dernière course était venu. Bamboche, décidé à sortir de l’arène, s’était placé près du chariot où s’était assise Manidette.

— Dans l’arène, Bamboche ! dans l’arène ! criait-on de tous côtés. Appuyé contre le chariot et comme paralysé, Bamboche ne bougeait pas. La timide jeune fille eut alors un de ces élans que donne seul l’amour. Sautant à bas de la carriole et s’approchant du gardian :

— Descendez dans l’arène, lui dit-elle à l’oreille, car le Sangard est revenu ; il s’est joint cette nuit à la manade. — Il suffit de ces quelques mots pour changer la physionomie du gardian. De sombre et farouche, elle devint rayonnante. Quelques instans après, le gardian, debout au milieu du cirque, déployait sa ceinture écarlate, et, comme un étendard, la faisait flotter dans les airs. Au lieu de remonter sur la carriole, Manidette s’assit bravement sur un des bancs qui entouraient l’arène.

— Vous êtes folle ! lui cria dédaigneusement Paradette.

— Celle qui se met sous ma protection est moins folle que celle qui renie mon courage, riposta Bamboche.

Les amateurs se groupèrent en peloton sous l’estrade du hautbois ; les gardians prirent leurs tridens et se rangèrent de chaque côté de la porte ; un silence solennel se fit dans l’assemblée, et tous les regards se tournèrent vers la porte de l’étable. Le Sangard s’avança fièrement.

En voyant arriver si beau et si paré le taureau favori qu’il croyait