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— Doumaïselette, lui dit-il d’une voix douce et grave, vous devez être surprise que j’aie quitté Aigues-Mortes sans vous dire un mot d’adieu ; mais il suffit de peu pour perdre une honnête fille, et ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de vous.

Manidette, toute tremblante, gardait le silence. Bamboche étala son manteau sur le sable du sentier. — Asseyez-vous, reprit-il, vous devez être lasse.

La jeune fille obéit sans répondre. Resté debout, Bamboche la contempla quelques instans avec un mélange de tendresse et de respect. — Doumaïselette, dit-il enfin, le meilleur de mon âme, c’est-à-dire mon estime et ma reconnaissance, vous appartient à jamais, car c’est vous qui m’avez rendu le Sangard. Au lieu de vous conduire en femme faible et timide, vous avez agi comme l’homme le plus courageux ; aussi ne sais-je comment vous remercier. Je n’ai rien de plus précieux que mon amitié, c’est pourquoi je vous l’offre ; je ne l’ai encore donnée à personne. Je ne sais comment vous dire cela, doumaïselette ; mais je n’aurais point osé vous aimer comme j’ai aimé jusqu’ici les autres jeunes filles. La tendresse que vous m’inspirez est toute nouvelle. Je vous le dis en toute franchise, pour que vous m’aidiez, vous qui êtes raisonnable et bonne, à en comprendre la nature. Le sentiment qui m’entraîne vers vous est si étrange que moi, le galant gardian, comme on m’appelle, je ne saurais dire si vous êtes belle ou laide ; mais ce que je sais bien, c’est que votre doux visage me plaît entre tous. Vous êtes jeune et frêle, et cependant j’ai pour vous le respect qu’on a pour une mère ; vous êtes femme, et j’ai pris avec vous le ton franc et libre d’un camarade ; je ne vous ai vue que trois fois, et il me semble que je vous connais depuis l’enfance. Quelle est donc cette affection mystérieuse qui fait de moi un homme nouveau ? Pouvez-vous me le dire ?

Et Bamboche fixa ses regards sur Manidette, attendant sa réponse. Aussi tremblante que les feuilles de la clématite qui frissonnaient sous le vent du soir, la jeune fille roula dans ses doigts la frange de son châle, et, baissant les yeux, elle resta silencieuse.

— Je sais qu’une honnête saunière ne peut guère parler d’amour à un gardian qui n’a ni feu ni lieu, reprit Bamboche d’un air pensif, et que d’ordinaire elle choisit pour mari un riche et tranquille saunier. Aussi, ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-même, je crois bien que l’amitié est tout ce que je peux vous demander. — Et il s’arrêta encore, interrogeant la jeune fille du regard.

La lune était montée dans les cieux, sa pâle lueur avait peu à peu dissipé les teintes rosées que garde si longtemps l’atmosphère dans les belles nuits d’été ; les marais avaient repris leurs tons verdâtres, les étangs leur blancheur, et les pinèdes leur sombre aspect.