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et si elle redoutait l’orage, ce n’était que pour lui. Elle se leva soudain, et, courant à sa grand’mère pour lui montrer une grande nuée qui s’élevait de l’horizon et s’avançait vers le rode : — Voilà le marin qui souffle, lui dit-elle. Voyez les nuages, ils viennent tous de la mer, ils passeront sur notre tête ; mais ce ne sera qu’un marin blanc[1].

— Dieu t’entende ! dit la vieille saunière ; mais je comprends, ajouta-t-elle tristement en regardant la toilette de la jeune fille : tu veux aller à la ferrade, et c’est pourquoi tu ne trouves pas que le marin soit mauvais. Écoute, Manidette ; assez de mystères comme cela : j’ai deviné une partie du secret de ton cœur le jour de ton pèlerinage aux Saintes-Maries ; mais aujourd’hui je veux tout savoir.

— Et la vieille saunière s’arrêta résolument devant sa petite-fille.

— Pécaïre ! dit Manidette, intimidée par le regard scrutateur de son aïeule, que pourrais-je vous dire ? J’aime, il est vrai, un honnête garçon ; mais je ne suis pas encore certaine qu’il puisse m’épouser.

— Jésus ! que me dis-tu là ? s’écria Fennète en levant les bras au ciel. Je voudrais bien savoir quel est le saunier qui ne s’estimerait pas heureux d’épouser la doumaïselette du Sansouïre !

— Mais si ce n’était pas un saunier ? insinua Manidette.

— Ah ! ce n’est donc qu’un simple camelier ? reprit Fennète. Et tu crains qu’il ne puisse venir ici à cause des engagemens qui le lient à un autre salin. Rassure-toi, ton père est encore, Dieu merci, assez valide pour surveiller le rode pendant longtemps encore, et, bien que je sache qu’il désire te garder près de lui et s’aider d’un gendre, il consentira à ton départ, puisque telle est ta destinée. Tu nous reviendras dès que ton mari sera libre, et, fille du saunier du Sansouïre, tu seras à ton tour la saunière de céans.

Manidette baissait la tête ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Tu ne me réponds pas ! Ce n’est donc ni un saunier ni un camelier ? Serait-ce un simple ouvrier leveur de sel ? demanda la vieille femme avec un certain dédain. Parle donc ; tu me fais mourir. Serait-ce par malheur quelque chapeau noir ? Pécaïre ! voilà ce que c’est que d’envoyer les jeunes filles dans les villes et les fêtes. Qui m’aurait dit que Manidette, si simple et si modeste, voudrait quitter son téradou pour aller habiter derrière les noirs remparts d’Aigues-Mortes ou les tristes rues des Saintes-Maries, et remplacer ses parens par un notable qui les reniera ?

  1. On appelle ainsi un temps couvert, où les nuages immobiles dans l’atmosphère ne se heurtent point les uns contre les autres et n’amènent pas de pluie.