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la source ni l’explication de la nature ; mais, entraîné par le courant d’idées qu’ont fait jaillir ses prédécesseurs, il perd de vue toute réalité au moment même où il revendique les droits du monde réel. Ce grand adversaire de Fichte ne fait que continuer, en le transformant, le système qu’il prétend détruire. Fichte faisait sortir du moi le cosmos tout entier ; Schelling découvre entre le moi et non-moi, entre l’humanité et la nature, un lien commun, ou plutôt un principe vivant en qui réside l’identité des contraires, et qui est la source de tout ce qui est, de tout ce qui vit, de tout ce qui pense, c’est-à-dire Dieu lui-même. « Schelling, dit M. Saisset, a pris des mains de Fichte les cadres de sa philosophie ; mais en les élargissant il leur a donné une ampleur infinie. Il a fait entrer dans le système de Fichte la nature proscrite, il y a répandu à pleines mains la réalité. » Vienne maintenant le grand et puissant Hegel : il s’emparera de ce principe de l’identité, et, déroulant ses éternelles évolutions à travers le fini et l’infini, il confondra l’histoire des destinées du monde avec l’histoire des destinées de Dieu. Le panthéisme immobile de Spinoza, le panthéisme si richement épanoui de Schelling, s’unissent dans le panthéisme à la fois mouvant et inflexible du philosophe de Berlin. Avec Spinoza, Hegel ne reconnaît qu’une seule substance ; avec Schelling et plus complètement que lui, il proclame l’éternel développement de cette substance unique, si bien qu’il n’y a plus d’être, mais un éternel devenir, plus de vérité absolue, mais une perpétuelle transfiguration des choses, et que notre âme, au sein de cette mobilité sans terme, au milieu de cette destruction incessante, est semblable à un homme enfermé dans quelque horrible cachot d’où il ne sortira que pour mourir. Qu’importe que Hegel ait fait luire des éclairs de génie à travers ses effrayantes doctrines ? qu’importent les trésors dont il a enrichi maintes régions de la science humaine ? Son système est le plus formidable agent de destruction qui ait jamais paru dans le monde moral.

Et voilà le dernier terme de tant d’efforts, voilà ce que la philosophie allemande enseigne aux générations du XIXe siècle. Ces âmes ardentes, inquiètes, altérées, que nous voyons se multiplier autour de nous, égarées par des influences funestes, c’est à ces sources de mort qu’elles s’abreuvent. « Kant leur verse le scepticisme, Hegel le panthéisme, et ces deux courans d’idées se rencontrent dans la doctrine du Dieu impersonnel. Ainsi c’est vainement que Descartes et Malebranche, Newton et Leibnitz ont épuisé leur génie à organiser en système la croyance universelle du genre humain. Le Dieu personnel, le Dieu du bon sens, le Dieu de la philosophie spiritualiste succombe, et à sa place le scepticisme et le panthéisme conjurés introduisent la substance indéterminée des êtres. Est-ce là que je