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stacle ? Par quelle voie avons-nous évité ces écueils où tant d’autres ont péri ? Sur tout cela, pas un mot. Nous craignons d’affaiblir l’autorité de notre parole par ces confessions ingénues, et pourtant quelle époque a connu plus que la nôtre toutes ces perplexités de l’esprit ? M. Saisset a donc été bien inspiré quand il a pris le parti de raconter, à la manière du XVIIe siècle, le travail intime de sa pensée sur les plus grands sujets de la vie philosophique et religieuse. Si c’est là une imitation, c’est une imitation originale.

« Je me recueille en moi-même et me dis : D’où vient que je ne puis m’empêcher de penser à Dieu ? J’existe, je vis, j’aime à exister et à vivre, je trouve autour de moi mille objets capables de me plaire et de m’intéresser ; que faut-il de plus pour remplir mon âme, et pourquoi chercher quelque chose au-delà ? Pourquoi ? C’est, je le sens trop bien, que je suis imparfait et jeté au milieu de choses imparfaites… » Tel est le point de départ de cette démonstration qui, du degré le plus humble, va s’élever aux plus hautes sublimités de la science divine. On y remarque tout d’abord ce sentiment de la vie qui est l’inspiration constante de l’auteur. Averti par les erreurs de ces puissans génies qu’il vient d’interroger, il est sans cesse en garde contre l’abstraction. Saint Anselme, Descartes, Leibnitz lui-même, ont cru trouver une preuve de l’existence de Dieu dans l’idée que nous avons d’un être parfait, la perfection impliquant la nécessité de l’être ; M. Saisset, qui a pu admettre cette preuve autrefois, la repousse aujourd’hui comme une subtilité. « Si la perfection en Dieu est la raison d’être, il faudra dire, à parler en toute rigueur, que Dieu est parfait avant d’être, ce qui est une contradiction. » La grande preuve, ce n’est pas tel ou tel raisonnement, c’est l’intuition directe de la conscience, c’est l’élan spontané de l’âme imparfaite, qui, sans raisonnement d’aucune sorte, se rattache invinciblement à son principe éternel, et se sent vivre par l’être des êtres. Mais ce Dieu, que mon âme sent vivre, est-il accessible à ma raison ? Si je me contente de l’appeler l’incréé, je me résigne à une notion purement négative, et si je veux remplacer cette vague notion par une idée concrète, si je prétends, par exemple, que Dieu s’est créé lui-même, j’affirme par là qu’il est cause et effet tout ensemble, c’est-à-dire qu’il est avant d’être ; ces contradictions absurdes ne font que me révéler sur ce point mon incurable ignorance. Malgré tous mes efforts, l’essence de Dieu m’échappe ; je sais qu’il est, je ne sais pourquoi il est. Il ne suffit pas de dire que Dieu est incompréhensible ; Dieu, dans son essence, est absolument inconcevable à tout autre qu’à Dieu même. Me voilà donc arrêté dès le second élan de mon âme. Que me sert d’avoir trouvé Dieu, si j’ai trouvé en même temps une cause de désespoir ?