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vallées ? En effet, dans l’Inde, cette mousseline porte le nom de brouillard du matin, et pour qu’elle ait toute sa valeur, il faut, en la mettant sur l’herbe, qu’elle se confonde avec la rosée.

Par fortune, l’Inde a résisté jusqu’à présent à l’influence de ses conquérans. L’Angleterre a bien tenté de faire admettre ses tissus de coton, mais ses essais successifs pour y naturaliser les cotons longue soie d’Amérique, bien supérieurs pour le travail des machines aux cotons d’Asie, n’ont heureusement pas réussi. Le coton dans l’Inde donne un duvet si court que les machines les plus délicates ne peuvent utilement le transformer, et cependant il est d’une finesse telle que sous les doigts des femmes indiennes il produit un fil aussi ténu que le numéro 540 des Anglais, leur numéro le plus fin, et produit justement, à cause de ses imperfections et de l’inégalité de trame qui en résulte (ainsi s’exprimerait un filateur à la mécanique), ces tissus souples, vaporeux et charmans, qui composent de si élégantes parures.

Dans ces contrées, où la chaleur exige le travail en plein air et individuel, la nature semble donc s’opposer à la création de ces filatures qui imposent aux ouvriers un labeur continu, à heure fixe, et par agglomération nombreuse dans un local étouffant. Malheureusement chez nous la fabrication manuelle ne peut plus suffire à ces besoins factices des populations, besoins excités par la mode la plus instable. Il ne faut pas croire néanmoins que l’achat des produits de l’industrie européenne par les Orientaux soit dû au bon goût de ces produits. En réalité, c’est l’abaissement excessif des prix qui cause cette préférence. Depuis cinquante ans environ qu’a commencé la lutte de la force mécanique contre la faiblesse humaine, l’Orient, malgré l’incontestable supériorité de son goût et de sa fabrication, a succombé peu à peu sous la puissance nouvelle de l’association, sous cette force des capitaux anglais et sous le bon marché des produits de la machine infatigable. C’est un affligeant spectacle pour celui qui aime l’art que la décadence de plus en plus rapide des habiles manufactures de l’Asie. Brousse, Alep, Damas, Constantinople, Kachan, Lahore, Cachemir et Madras, avec leurs belles étoffes, ne sauraient résister à ces cotonnades anglaises ou françaises aussi laides de dessin et de couleur que mauvaises de teinture et de qualité, mais dont les prix infimes tentent les acheteurs. Cet art merveilleux de l’Orient, déjà vieux lorsqu’Homère le chantait, disparaît aujourd’hui devant les médiocres productions de l’Occident. Les draps grossiers, les mousselines suisses, les toiles de Manchester et de Mulhouse, peintes de tant de couleurs ennemies, remplacent désormais ces admirables toiles perses, ces mousselines d’or et d’argent, ces velours et ces brocarts lamés des plus riches métaux, ces cachemirs si harmonieux et si souples. C’est en vain que les gouvernemens