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quatorze mille couleurs, dites indispensables pour les produits de Beauvais et des Gobelins. Le grand inconvénient à cette quantité de nuances plus ou moins rabattues, c’est le chaos qui en résulte. Comment se retrouver dans ces quatorze mille quatre cent vingt tons qui composent l’arsenal chromatique des Gobelins ? C’est un combat véritable, une mêlée confuse où les nuances s’annulent et se détruisent en s’entre-choquant. Ainsi, au lieu de rabattre avec du noir, de salir les laines qui sont employées dans une tapisserie, laissez donc l’œil faire lui-même ce travail de complément en allant de l’une à l’autre des couleurs qui s’y trouvent placées.

Au lieu de cercles chromatiques, nous croyons qu’il serait bien autrement utile d’avoir des gammes d’harmonie, des séries de tons, disposées non pas seulement par série croissante et décroissante, mais par accord de deux ou trois tons qui sympathisent. Les ouvriers, pour peu que leur organisation s’y prête, deviendraient ainsi coloristes ; ils apprendraient qu’un bleu clair sur un certain bleu plus foncé, un vert-de-gris sur un bleu lapis, produisent de ces harmonies dont la nature nous donne à chaque instant l’exemple. Que les rouges-amarante, garance ou écarlate soient mis à côté les uns des autres, puis corroborés par des oranges, des roses vifs et des jaunes, non pas les premiers venus, mais essayés pour produire l’accord ; que certains bleus combinent leurs nuances avec des tons lilas et violets, et vous obtiendrez alors des effets d’harmonie bien plus agréables que ces effets de contraste violent, dont il faut être sobre. En outre les contrastes, grâce aux vibrations de chaque couleur, seront accordés, atténués, rabattus en un mot, sans rien perdre de leur pureté, sans s’éteindre et se salir, comme cela est inévitable avec le noir.

Dans toutes les productions de la nature, on retrouve toujours une loi suprême, la variété dans l’unité. De là cette merveilleuse harmonie des ensembles. Jamais vous n’y trouverez cette égalité implacable dans le ton qui, pour vos yeux mal exercés par notre froide lumière, semble la perfection idéale. Dans le ciel, si uni qu’il soit, combien de dégradations et de nuances ! Dans ce gazon, le plus anglais que vous pourrez choisir, le plus dépouillé de mousses, de pâquerettes et de boutons-d’or, le plus uniforme en un mot, vous trouverez toute la gamme des verts réunie dans un indicible accord. Cueillez maintenant le premier venu de ces brins d’herbe, examinez-le de près, et dites combien de modulations vous apercevez encore dans les hachures de son tissu. Observez avec quel art sont disposées les nuances de cette reine-marguerite, dont la régularité est presque géométrique. Une violette, une capucine, qui de loin semblent bien unies de couleur, ont également toutes les