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Le gouvernement russe aime peu les poètes, et surtout les poètes polonais qui chantent la gloire du passé et les espérances de leur pays. La police les surveille sans cesse, et quelquefois même l’écrivain qu’on veut réduire au silence est transporté dans les steppes de la Sibérie. Cette perspective d’exil au milieu des glaces polaires était pour Krasinski une épée de Damoclès suspendue éternellement sur sa tête. Il y eut des jeunes gens, chez qui on avait trouvé des exemplaires du recueil lyrique de Krasinski intitulé Psaumes de l’avenir, jetés pour quelques années dans les cachots de la citadelle de Varsovie : il est facile de deviner quel sort attendait l’auteur lui-même, si jamais le gouvernement russe avait pu le découvrir.

C’est sous l’influence de ces pressentimens sinistres qu’il a écrit en 1846 son poème intitulé le Dernier, où il expose ses propres sensations et sa propre destinée telle qu’il l’entrevoyait. Ce poème, qui n’est que le monologue d’un prisonnier, n’a pas tout à fait la même étendue que ses autres poèmes, tels que la Comédie infernale et l’Iridion ; mais c’est peut-être l’œuvre qui caractérise le mieux le génie et les idées de l’auteur ; c’est en quelque sorte l’autobiographie de son âme. Tous les caractères de cette muse patriotique s’y trouvent réunis. On y remarque la légère teinte d’un mysticisme qui n’a cependant rien de sombre et semble illuminé par des éclairs. Partout se fait jour une foi ardente dans la résurrection de la patrie, et cette idée favorite de l’auteur (reproduite plusieurs fois dans ses ouvrages), que si la Pologne souffre le martyre, c’est qu’elle a été choisie par Dieu, comme la victime la plus pure entre les nations, pour racheter les iniquités de ce monde.

Tel est ce poème que je voudrais faire connaître au public français. Je le fais suivre de la traduction d’un autre morceau lyrique, dont l’idée est puisée en dehors de toutes préoccupations politiques et nationales, et que pourront lire sans amertume et apprécier à sa juste valeur les ennemis mêmes de la Pologne. C’est une poésie chrétienne par excellence, c’est la poésie dans ses plus hautes et ses plus ardentes aspirations vers Dieu ; c’est le cri sublime d’une âme passionnée, remplie de foi et d’amour séraphique. Cette pièce a été l’une des dernières productions de l’auteur, alors que son génie avait atteint son apogée.


CONSTANTIN GASZINSKI.


LE DERNIER.


I

Presque toute mon existence s’est passée sous les verrous d’un cachot, — au milieu des misères et des maladies, dans les ténèbres et le silence. — Mon souvenir allait s’effaçant chaque jour dans la mémoire de mes compatriotes, — l’amour de ceux qui m’aimaient se