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Il y a au fond du cœur humain un instinct de justice que l’intérêt peut étouffer pendant longtemps, mais qui se relève dès que la pression de l’intérêt diminue : tant que, par sa complicité avec les maîtres d’esclaves, le nord a cru garantir la paix, la prospérité publique, il a fermé l’oreille aux protestations des abolitionistes ; maintenant qu’il voit la guerre déchaînée, l’union en ruine, il doit songer à faire disparaître avec le mal la cause du mal elle-même. De tels retours dans l’opinion ne se font pas sans de grands efforts et de longues incertitudes : les âmes longtemps nourries de sophismes ont de la peine à revenir à la simple, à la saine vérité ; mais, dans les époques révolutionnaires, les idées mûrissent avec une étrange rapidité, et tel homme qu’on a vu la veille dans un parti se retrouve le lendemain dans un autre. « Je me sens assuré, disait récemment dans une assemblée publique le célèbre orateur abolitioniste Wendell Phillips, que la fin de l’esclavage est arrivée. Je ne doute pas que nous n’approchions de ses derniers momens. Le temps de la discussion est passé. Voilà à peu près cinquante ans que durent l’agitation, la discussion et la division des partis. Une nouvelle ère vient de commencer. C’est le moment des combats : la parole est aux boulets. Cette période sera la moins longue. Une nation n’a pas besoin d’autant de temps pour défendre une cause par les armes que par la parole ; seulement il faut que la parole précède le combat. Il est aussi nécessaire que la décision, qui est la base de l’action, soit mûrement réfléchie. C’est, je crois, ce qui est arrivé. Je ne prétends pas dire que tout le nord soit anti-esclavagiste, encore moins qu’il soit abolitioniste ; ce que je veux dire, c’est que le sud est arrivé à se convaincre que, s’il ne peut faire servir l’union à l’appui de l’esclavage, cette institution est perdue, et je crois que le nord ne veut plus que l’union serve à maintenir l’esclavage. Je crois que la décision est prise. Je ne veux pas dire non plus que l’opinion populaire s’oppose à de certaines clauses constitutionnelles relatives à l’esclavage, ni que chacun de nos concitoyens ait résolu clairement en lui-même de ne plus faire restituer les esclaves fugitifs ; mais je crois qu’il règne, peut-être même à l’insu de la population, un sentiment profond dont le sens est que l’Union doit tôt ou tard donner à tous la liberté. » On ne peut en douter, l’hostilité contre l’esclavage gagne aujourd’hui plus de terrain dans un jour qu’autrefois dans une année : le gouvernement, lié par ses devoirs constitutionnels, ne peut devancer l’opinion publique ; mais il sera forcé de la suivre jusqu’où elle le conduira. Dans le cabinet de M. Lincoln et autour de lui, il y a manifestement deux tendances : l’une pour le pousser à des mesures directement hostiles à l’esclavage, l’autre pour l’en détourner ; la première, représentée par M. Chase, M. Sumner ; la seconde, par M. Seward. Cette lutte d’influences affaiblit la politique du gouvernement,